Depuis le début de la crise sanitaire, les managers de proximité doivent assurer la poursuite de l’activité de l’entreprise et veiller sur les salariés fragiles, alors que certaines de leurs difficultés sont bien antérieures à 2020 : le management n’attire plus. Comment remédier à cette situation ? La délégation sénatoriale aux entreprises a organisé une table ronde en ligne, jeudi 28 janvier 2021 afin de tenter de trouver des réponses, sociologue, juriste et consultant à l’appui.
Le constat de la délégation sénatoriale aux entreprises est parti de l’étude du sociologue François Dupuy, qui a mis en lumière la désobéissance des cadres de proximité pendant la crise sanitaire. Depuis le premier confinement et la quasi-généralisation du télétravail, ils ont délibérément mis de côté les process imposés depuis des décennies par les fonctions siège, afin de poursuivre l’activité de l’entreprise et de veiller sur les salariés fragiles.
De plus, depuis la fin des années 80, selon le sociologue, les managers se sont désengagés de leur travail, submergés par les nécessités du reporting destiné à rassurer leur propre hiérarchie. La fonction de management a ainsi peu à peu perdu son sens. Les managers sont donc surexposés depuis la crise sanitaire, et se trouvent dans une situation de mal-être inquiétante. Pour tenter de dégager des réponses, le Président de la délégation aux entreprises, Serge Babary, a donné la parole au professeur de droit Jean-Emmanuel Ray et à Martin Richer, consultant en management.
Jean-Emmanuel Ray : “Il faut changer le droit du travail, sinon sa chapelle Sixtine va s’écrouler”
Juriste et professeur de droit du travail à l’université de la Sorbonne (Paris), Jean-Emmanuel Ray insiste sur la nécessité de réformer le droit du travail. Les entreprises ont beaucoup changé depuis 30 ans et les fondements du droit du travail sont en pleine révolution. Selon lui, ces bases sont assises sur trois points :
- Le mode de fonctionnement vertical, modélisé sur la puissance paternelle;
- La primauté de la subordination ;
- Une interdiction de toute exportation du travail hors de l’usine.
“Le droit du travail est-il donc mort ? A ceux qui posent cette question, je réponds de rester poli !”, s’amuse Jean-Emmanuel Ray. Pour autant, “s’il n’évolue pas, le droit du travail court au suicide”, prédit-il. Sous l’effet de la dématérialisation des activités, des évolutions des aspirations des jeunes générations, du développement fulgurant du télétravail, le droit du travail ne correspond plus aux réalités contemporaines. Et Jean-Emmanuel Ray de donner comme exemple le domicile du salarié considéré comme la réplique des locaux de l’entreprise : “Imaginez qu’un salarié qui télétravaille fasse venir un inspecteur du travail à son domicile pour vérifier ses conditions de travail. Ce serait parfaitement légitime puisque le salarié est censé avoir les mêmes conditions qu’au bureau ! Alors, entre les largeurs de porte, le renouvellement de l’air ou les prises électriques non conformes, c’est dix mille euros à chaque fois ! On ne peut pas en rester là !”. De même, le pouvoir disciplinaire de l’employeur ne peut être identique en télétravail, puisque le salarié se trouve chez lui. Enfin, autre point, la délocalisation, rien n’empêchant un cadre de télétravailler depuis Bucarest ou Singapour. “Il faut donc changer le droit du travail, sinon toute sa chapelle Sixtine va s’écrouler”, conclut le professeur Ray.
Une autre évolution fondamentale qui nécessite des évolutions juridiques consiste selon lui dans le changement de profil des jeunes travailleurs. “Quand je suis sorti de la faculté, je n’ai pas pensé une seconde au chômage. Aujourd’hui, même après une grande école, une jeune peut y être confronté très vite. Et les jeunes ont intégré cette précarité”, constate Jean-Emmanuel Ray. De plus, le professeur de droit remarque que ses étudiants considèrent la transition écologique comme vitale. Au sujet des jeunes générations, le consultant Martin Richer ajoute que les jeunes sont selon lui en besoin d’autonomie, de projets horizontaux, de même qu’ils sont plus engagés, plus enthousiastes et plus malléables que leurs aînés. Pour s’adapter à ces nouveaux besoins, il propose notamment une charte du management.
Martin Richer : “Le management est à la croisée des chemins. Je propose 5 pistes pour le sauver”
Consultant et fondateur du cabinet “Management et RSE”, Martin Richer rappelle que la crise du management provient en premier lieu d’une fatigue des élites. Selon le dernier baromètre Cegos, 62 % des non-managers refusent de devenir manager. “Or, un corps social qui n’est plus capable de générer ses élites va à sa perte”, insiste Martin Richer. Ce phénomène est lié selon lui aux constats suivants :
- l’intérêt pécuniaire des managers pour la rémunération ne fait plus le poids ;
- les managers font face à un surcroît de pression et de charge de travail ;
- ils sont englués dans des tâches de reporting et de contrôle, au détriment du soutien des collaborateurs ;
- les formations de management sont faibles car traitées comme du développement personnel, sur la gestion des émotions et non sur la gestion du travail et des personnes ;
- les managers souffrent d’un manque de reconnaissance, leur évaluation est très peu centrée sur les qualités managériales au profit de la production et d’objectifs quantitatifs.
Ces points créent une perte de sens. Martin Richer propose une charte managériale pour alléger les tâches de reporting des managers et installer leur participation au développement de l’entreprise, ainsi que cinq pistes de réflexion :
- réinstaller le travail au centre du fonctionnement de l’entreprise : “Un grand voile a été jeté sur le travail depuis la financiarisation de l’économie dans les années 80. On a externalisé le travail hors de l’organisation, il est devenu invisible”, constate le consultant qui recommande notamment des discussions franches et ouvertes entre collaborateurs et managers (en référence à l’expérience menée à Renault Flins) sur le travail lui-même, ce qui est difficile, ce qui a changé cette année, les moyens de contourner les obstacles, etc. ;
- mandater la fonction RH qui n’est plus vue comme pouvant réguler le management. Selon la dernière enquête IGS, seuls 17 % des salariés citent le DRH comme pouvant influencer la culture de l’entreprise (8 % des cadres). “Il faut donc remettre la RH dans le jeu car elle a les leviers pour faire avancer les choses”, selon Martin Richer ;
- introduire du soutien managérial de la part des dirigeants : il faut une chaîne managériale solidaire, concrétisée notamment dans une charte managériale. Les managers se plaignent notamment d’un manque de visibilité sur la stratégie des dirigeants ;
- aménager une transition d’un management basé sur l’obéissance à un management fondé sur le soutien et l’adhésion ;
- organiser une montée en compétences des managers en ajoutant les aspects collectifs dans leur formation.
En conclusion, Martin Richer a rappelé les différentes étymologies du terme manager, c’est-à-dire ménager au sens de prendre soin, conduire avec la main comme un manège, manipuler. “Voilà qui ouvre des univers !”, a-t-il souligné.
► La table ronde peut être visionnée en replay sur le site du Sénat.
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