Stéphane Sirot : “Le partage de la valeur est un motif légitime de mobilisation”
Après l’annonce des réquisitions par Élisabeth Borne mardi 11 octobre, le conflit des raffineries et de la distribution de carburant se poursuit. Quelles sont ses spécificités et ses points communs avec les mouvements antérieurs qui ont secoué le pays ? Que dit-il de la capacité des organisations syndicales que l’on décrit comme déclinantes depuis plusieurs décennies ? Comment le conflit peut-il évoluer ? Nous avons demandé à Stéphane Sirot, historien spécialiste des grèves en France, de nous apporter son éclairage. Entretien.
Contrairement au gouvernement, avez-vous vu ce mouvement arriver ? Était-il prévisible ?
Oui et non. Je l’avais vu arriver mais je ne me doutais pas de son ampleur. Cela étant, il n’a rien de surprenant : depuis un an se multiplient les conflits salariaux. On assiste à une résurgence de la conflictualité sur les questions de revenu, puisqu’elles sont en quelque sorte indexées sur le niveau d’inflation. Mais l’ampleur d’un mouvement est un ingrédient toujours difficile à anticiper.
Comment jugez-vous la manière avec laquelle le gouvernement gère ce conflit ?
D’un côté, on peut constater son imprévoyance, ou son incapacité à mesurer le mécontentement. De l’autre, il est vrai que l’intervention publique s’est faite tardive. Et ce déni continue autour d’une bataille sémantique, le gouvernement adoptant les termes de “grève préventive” et de “blocage” mais pas celui de “pénurie”. Or la pénurie signifie simplement qu’il manque de quelque chose. Il est donc cocasse de voir son entêtement à ne pas vouloir le prononcer ! Mais s’il veut faire penser qu’il n’existe pas de pénurie, alors pourquoi intervenir dans le conflit ? Ensuite, sur son positionnement dans le rapport de force entre les entreprises et les salariés, on ne peut pas dire qu’il fasse preuve de neutralité. La réquisition, c’est l’arme atomique en matière de relations sociales, c’est le 49-3 du social ! Pour rester neutre, contrairement à ce qu’il affirme, il aurait fallu menacer les entreprises d’un moyen de pression équivalent à la réquisition, à savoir une loi ou un amendement relatif aux superprofits. Or, il refuse d’adopter cette mesure, sa position est donc de fait connoté.
Que pensez-vous du point de départ de ce mouvement, à savoir les salaires, dans un contexte d’inflation et d’une demande de partage de la valeur ?
C’est un motif légitime de mobilisation. Les termes du débat sont emblématiques de ce point de vue. Il est clairement question de partage des richesses. Et l’inquiétude ajoute à cette légitimité car les salariés en grève sont inquiets pour leur avenir. Des échéances s’approchent dans lesquelles il faudra faire un moindre usage des énergies fossiles, favoriser des véhicules propres. Alors quid de l’avenir de ces salariés ?
Vous voulez dire que cette grève est une occasion manquée d’évoquer ces sujets avec les salariés des raffineries ?
Oui, les enjeux écologiques et numériques sont des sujets délicats quand on s’adresse aux citoyens. Et ces thèmes sont marqués par d’incessants allers-retours : tantôt on les martèle, tantôt on les met de côté (un plan de sobriété énergétique a été présenté il y a peu, NDLR).
On ne traite pas les sujets en amont
Je crains que, comme on le fait souvent, on ne traite des sujets que quand ils arrivent, sans les avoir prévus en amont. Mettre en avant les problématiques des salaires c’est bien normal, mais ça ne devrait pas empêcher de réfléchir aux problématiques de plus long terme. D’autant que les syndicats depuis les années 90 n’ont pas été les derniers à se préoccuper d’écologie.
Ce n’est pas la première fois qu’un conflit social prend racine dans les raffineries et la distribution. Par ailleurs le mouvement des gilets jaunes s’est déclenché sur une taxe sur l’essence et une limitation de vitesse. Que pensez-vous de la mobilité comme vecteur récurrent de conflits sociaux dans l’histoire ?
Oui, on a vu un conflit social moins classique avec les gilets jaunes. Mais on peut être certain que ce type de mobilisation se reproduira. La preuve : dans sa gestion de la crise énergétique, le gouvernement s’adresse en premier lieu à ces catégories de population, plutôt modestes et en périphérie urbaine et rurale. Quand on regarde bien, les aides proposées entrent en résonance avec ces populations. La classe politique garde en mémoire ces événements traumatiques (pour elle comme pour les gilets jaunes), donc elle essaie d’en prendre soin, pas seulement par philanthropie, mais par crainte de nouveaux soulèvements.
Le gouvernement veut aligner des réformes sensibles, comme l’assurance chômage et les retraites qui ont été vecteurs de mobilisations majeures comme en 1995 ou en 2019. Avez-vous l’impression que ce filigrane joue dans ce conflit ?
Oui, je suis convaincu que tout le monde y pense, même si je n’en ai pas la preuve. Tous les acteurs se préparent car ils s’attendent à quelque chose sur le projet de réforme des retraites, dont l’issue est dans les têtes des deux camps.
Le conflit d’aujourd’hui est offensif
Si la CGT et les grévistes obtiennent satisfaction, ce sera un atout non négligeable dans la bataille des retraites. Depuis 1995, on est face à des conflits défensifs, réactifs. Or, le conflit d’aujourd’hui est offensif, et d’ampleur nationale en plus ! Il faut voir également que le choix des citoyens de rejoindre le conflit dépend de ses chances de gagner. Cela peut jouer dans la dynamique syndicale. A l’inverse, si le gouvernement par les réquisitions et l’utilisation des stocks de carburant parvient à un arrêt de la grève, ce serait un semi-échec pour la CGT, un affaiblissement. Ces enjeux sont très présents dans le conflit des raffineries.
Pour l’instant, personne ne les nomme mais tout le monde pense aussi aux gilets jaunes, qui n’apparaissent pas dans la contestation. Pensez-vous qu’ils vont rejoindre la mobilisation ?
Je pense que ce conflit restera syndical. Dans toutes les manifestations de ces dernières années, on a revu des gilets jaunes mais de manière résiduelle. Ils ne sont pas parvenus à s’organiser et à pérenniser des structures leur permettant de perdurer. On voit dès lors l’intérêt que représentent les organisations traditionnelles, ces institutions syndicales.
Lors de sa conférence de presse de jeudi 13 octobre, la CGT a indiqué que sa volonté de rendre le conflit national et interprofessionnel provient de l’annonce des réquisitions. Ces dernières ont-elles toujours cristallisé les conflits ?
Les réquisitions ont toujours durci les conflits sociaux
Les réquisitions ont toujours durci les conflits sociaux. Soit, elles ont pour effet de briser une grève, comme ce fut le cas en 2010 avec la réforme Sarkozy des retraites, ou par exemple en 1910-1920 dans les grèves de cheminots. Soit, à l’inverse, elles ajoutent à la détermination des grévistes et ancrent le conflit. Il devient alors plus long et étend la solidarité autour de lui. Ce fut le cas lors la grève des mineurs de 1963. Pompidou avait signé un décret de réquisition en pensant que les mineurs allaient se remettre au travail, et c’est l’inverse qui s’est produit. On a vu un record de collectes de fond dans la population pour soutenir le mouvement.
Si elles sont si risquées, pourquoi le gouvernement les utilise-t-il ?
Parce qu’il joue la variable de l’opinion publique. Il espère que les gens en aient marre, qu’ils voudront partir en vacances fin octobre. Dans un conflit, l’opinion est un acteur majeur.
On voit aussi se mettre en place une sorte de concurrence entre les mobilisations des Insoumis (16 octobre) et celles de la CGT (29 septembre, 18 octobre). Ce type de rivalité entre un parti politique et un syndicat est-il inédit ?
En l’occurrence, la rivalité que vous décrivez est générée par le gouvernement, puisque la grève du 18 octobre n’était pas prévue ! C’est tout le paradoxe de la situation. Une dynamique sociale et politique peut être générée par l’impact des réquisitions. C’est plutôt ce côté-là qui est inédit. La plupart du temps, les dynamiques politiques et syndicales ont permis des avancées dans le modèle social, par exemple lors du Front populaire ou en 1968. Mais aujourd’hui c’est très différent car la conjonction politique et syndicale n’est pas recherchée, la CGT n’a pas appelé à rejoindre la marche du 16 octobre. Il faut cependant relativiser ce point : une pétition de 700 syndicalistes appelle à rejoindre la marche du 16, mais pas la confédération, c’est une démarche individuelle. Il y a donc un contexte inattendu qui peut ne rien donner ou participer d’une réelle dynamique, c’est un classique de la mobilisation à la française.
Dans votre livre sur l’histoire de la grève en France, vous dites que le conflit est “le centre de régulation des rapports sociaux” car la société française a construit un “univers industriel et salarial antagonique”. Pouvez-vous expliquer cet antagonisme et nous dire s’il est toujours la source des conflits ?
Pour moi, tout s’est joué dès la révolution française et la loi Le Chapelier qui interdit les coalitions de l’époque. On en retrouve en permanence les traces. On sent encore aujourd’hui que l’ordre dominant est perturbé par le conflit. L’État se satisfait du fait que la régulation sociale ne doive pas le concerner. Le patronat a la tentation de préférer la conflictualité plutôt que concéder une part de pouvoir dans l’entreprise.
On a institutionalisé la régulation par le conflit
Et les syndicats, en raison des pratiques des deux autres acteurs, se retrouvent dans la clandestinité. Après-guerre, on a inscrit le droit de grève dans la Constitution, on a donc institutionnalisé la régulation par le conflit. On a donné au comité d’entreprise un pouvoir décisionnel dans les œuvres sociales mais pas dans la stratégie de l’entreprise. On a ensuite accepté la présence des syndicats à condition de ne pas empiéter sur le pouvoir patronal. On a clairement fait ces choix, d’autres comme l’Allemagne a choisi la régulation par la négociation collective, qui reporte le rapport de force sur un rapport de droit et exige de donner plus de pouvoir aux représentants du personnel. On n’a jamais voulu de ça chez nous. On a fait pendant deux siècles le choix du conflit.
Ce fut encore le cas récemment en 2017, avec les ordonnances Macron qui ont fusionné les instances de représentation du personnel…
Oui, les politiques ont toujours à la bouche le dialogue social mais on voit que ces ordonnances sont une catastrophe, les syndicats sont pour le coup unanimes sur ce point.
Que dit cette grève de l’état du syndicalisme en France que l’on décrit comme déclinant ?
D’un côté c’est positif : en matière de grève, l’expertise syndicale est immédiatement convoquée. Les syndicats continuent donc d’avoir un impact sur la société. Si on les réunit tous, ils ont environ deux millions de militants. A eux tous, les partis politiques n’en ont pas le quart. Donc les syndicats ont une vivacité indéniable, même s’ils sont circonscrits à certains secteurs et aux salariés à statut, et que leur périmètre n’est plus le même que dans les années cinquante et soixante.
Les taux de syndicalisation sont ceux de 1914 !
D’un autre côté, il ne faut pas nier le processus de désaffiliation des citoyens, qui concerne d’ailleurs toutes les structures. Les taux de syndicalisation sont aujourd’hui ceux de 1914, entre 7 et 11 %. L’abstention frappe aussi bien les élections nationales que professionnelles, cela pose de grandes questions aux syndicats, notamment par rapport aux jeunes.
Vous dites aussi dans votre livre qu’il ne faut pas rechercher les explications d’une grève dans le passé, mais dans les caractères de la société contemporaine. Quels sont ces caractères aujourd’hui qui pourraient expliquer le mouvement de ces derniers jours ?
Il n’y a pas d’objet plus plastique que la grève. Elle se transforme à mesure que la société évolue. C’est toujours vrai aujourd’hui. La société s’est tertiarisée, les mouvements se sont donc transférés du secteur industriel et des industries vers la fonction publique et les ouvriers à statut. Nous sommes de plus dans une société de consommation qui voit le déclin des grèves longues au profit des débrayages courts. On recherche donc des tactiques de conflictualité moins coûteuses mais qui désorganisent quand même la production.
Sans faire de vous un devin, quelle issue voyez-vous au conflit ?
Plus un conflit s’étend dans la durée, plus il se durcit et plus c’est compliqué de trouver une porte de sortie par le haut, sans vainqueur ni vaincu. Dans l’immédiat, soit les grévistes maintiennent leurs positions dans les jours qui viennent, soit ils se lassent et se laissent convaincre par les perspectives d’accord. Il faudra voir aussi les journées du 16 et du 18. Si elles ne participent pas d’une montée en puissance, ce sera compliqué pour le moral des grévistes de tenir. Pour l’instant, c’est l’incertitude…
Marie-Aude Grimont
Une proposition de loi pour supprimer le barème Macron
La Nupes a présenté, le 11 octobre, à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à supprimer les barèmes prud’homaux applicables en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Portée par Sophie Taillé-Polian, députée du Val-de-Marne et vice-présidente du groupe écologiste de l’Assemblée nationale, le texte comprend un unique article qui vise à rétablir l’article L. 1235-3 du code du travail dans sa version antérieure au 22 septembre 2017, avant que n’y soient inscrits les barèmes prud’homaux.
Selon l’exposé des motifs de la proposition de loi, cette mesure a entraîné “une perte de 1,3 mois de salaires en moyenne pour les salariés licenciés sans motif entre 2017 et 2022, et notamment de 3,1 mois en moyenne pour les salariés ayant une ancienneté comprise entre deux et cinq ans”.
actuEL CE
Pierre Jardon (CFTC) : “Quel meilleur outil que le syndicalisme et les IRP pour donner du sens au travail ?”
Venu du terrain, Pierre Jardon est en charge du dialogue social au sein de la CFTC. Comment appréhende-t-il le renouvellement électoral des CSE ? Interview.
Pour commencer, un mot sur votre parcours, Pierre Jardon. Vous venez des métiers de la forêt…
Je viens de Champagne-Ardennes. J’ai fait un BEP aménagement et entretien de l’espace rural puis un bac pro conduite des espaces forestiers. J’aurais pu poursuivre mes études, mais je ne voulais absolument pas me retrouver dans un bureau, comme je le fais aujourd’hui (Ndlr : rires !). Je voulais travailler à l’extérieur. J’ai été pendant un an ouvrier agricole puis j’ai rejoint, comme ouvrier forestier, l’Office national des forêts (ONF). A l’époque, je ne connaissais rien au syndicalisme, j’avais beaucoup de préjugés. Un jour, je suis tombé sur un tract national de la CFTC. Cela m’a interpellé : “Comment, on peut à la fois être chrétien et syndicalisme ?!” Je me suis rapproché du délégué à l’origine du tract, il m’a expliqué la philosophie du syndicat, j’ai été séduit, je me suis engagé. D’abord comme délégué syndical, puis comme élu au CE. J’ai créé la section syndicale de mon établissement où nous avons fait 40% des voix. Ensuite, j’ai accompagné le délégué syndical central CFTC de l’ONF. On a repéré mon travail, j’ai été élu en 2008 secrétaire général de la fédération agricole puis j’ai été embauché par la confédération comme secrétaire confédéral.
En quoi consistent aujourd’hui vos mandats ?
Je suis conseiller confédéral CFTC en charge du dialogue social. Je suis donc tous les sujets liés au dialogue social et aux branches professionnelles. Je représente la CFTC à la Commission nationale de la négociation collective, la CNNCFP, ainsi que dans ses sous-commissions qui traitent de la restructuration des branches et des salaires. Je suis également membre titulaire du Haut conseil au dialogue social. J’ai récemment négocié pour la CFTC l’accord national interprofessionnel sur le paritarisme.
Vous étiez l’un des intervenants des rencontres ISST-Ires sur le bilan des ordonnances de 2017 où la question des CSE a été abordée (lire notre article). Avez-vous déjà des remontées sur le renouvellement des CSE ?
C’est un peu tôt. La plupart des entreprises ayant attendu le dernier moment, fin 2019, pour passer en CSE, nous attendons plutôt pour 2023 la grande vague de renouvellement des comités sociaux et économiques.
Notre inquiétude, c’est de ne pas pouvoir traiter toutes les négos des protocoles électoraux en même temps !
Notre grosse inquiétude concerne notre capacité à assumer sur le terrain la négociation des protocoles d’accords préélectoraux qui vont arriver en grande quantité et au même moment. Cela pose un problème de fond. On nous dit que les syndicats ne sont pas suffisamment présents dans les PME par exemple. Nous ne demandons pas mieux que nous y implanter, mais comment tout faire en même temps ? On ne peut pas démultiplier les équipes pour être présents partout !
Etes-vous inquiet sur le renouvellement des listes de candidats ?
C’est une vraie question, celle du renouvellement des équipes des CSE. On demande aujourd’hui aux élus CSE d’être quasiment des professionnels du syndicalisme et de la représentation du personnel.
On demande aux élus d’être des professionnels
On exige d’eux qu’ils soient capables de répondre aux problèmes des collègues sur le terrain, mais aussi d’être compétents sur tous les sujets, à la fois économiques et sociaux, sans oublier de savoir gérer les activités sociales et culturelles, et maintenant nous avons aussi des prérogatives environnementales dans le CSE ! Avant le CSE, on pouvait, selon les compétences et les approches, se partager le travail, maintenant on centralise toutes les compétences sur un seul mandat, c’est très compliqué de trouver des personnes souhaitant s’engager dans un mandat complexe à gérer, et très prenant.
Que dites-vous aux salariés pour les inciter à s’engager ?
Une des difficultés que nous avons pour attirer des jeunes, c’est que nous ne pouvons plus faire le “tuilage” qui existait auparavant grâce aux suppléants mais aussi aux mandats de délégué du personnel, avec une montée en compétences et en responsabilité progressive. Aujourd’hui, les suppléants ne participent plus aux réunions et aux débats de l’instance. Avec les ordonnances, nous sommes aussi confrontés à la limitation de trois mandats successifs. L’engagement n’est pas un souci pour les gens en fin de carrière, mais un jeune peut craindre que son affichage syndical et dans un CSE nuise à son parcours professionnel. Nous soulignons donc auprès de ces jeunes la protection ayant trait au mandat -mais cette protection ne dure pas indéfiniment ! – mais nous leur expliquons surtout tout l’intérêt du mandat d’élu CSE.
Et donc, votre argument “décisif” ?
Aujourd’hui, les jeunes sont en quête de sens au travail. Quel meilleur outil que le syndicalisme pour trouver du sens ? Le représentant du personnel va être un acteur de l’évolution de l’entreprise, il va pouvoir chercher à influencer les choses, à contribuer à l’amélioration des conditions de travail et au bien-être des collègues, il va pouvoir s’intéresser à la situation économique de son entreprise, à sa stratégie, participer à la prise en compte des enjeux écologiques, c’est passionnant !
Influencer les choses, améliorer les conditions de travail
Tous ces sujets peuvent faire peur, c’est vrai, mais ils apportent du sens aux salariés, et nous, à la CFTC, nous offrons aux élus tout un accompagnement (formation, par exemple). Chez nous, à la CFTC, on tient beaucoup à la subsidiarité : c’est au plus près du terrain que doivent être prises des décisions et des choix, tout ne descend pas de la confédération de façon verticale, on ne dit pas aux délégués syndicaux : tu dois négocier comme ceci ou comme cela…
Quand tu débutes un mandat, tu bégayes, tu rougis, mais ensuite, tu développes une relation d’égal à égal
Au début, quand tu as un mandat, tu n’es pas très à l’aise, tu rougis, tu bégayes, mais au fur et à mesure, tu découvres que ton interlocuteur est comme toi, alors tu prends de la confiance et tu apprends à relativiser. Mes premières réunions face au DRH et au grand patron, j’étais impressionné. Après, tu vois que tu peux nouer une véritable relation pour parler d’égal à égal, et tu apprends à argumenter, à mieux t’exprimer. Au début, je ne parlais pas comme je le fais maintenant !
Comment appréciez-vous la situation sociale, au regard des retraites par exemple ?
Je ressens de l’inquiétude quant à la façon dont on traite le dialogue social, on l’a bien vu avec le bilan des ordonnances. Au niveau interprofessionnel national, quand le gouvernement veut faire du passage en force, sans concertation ou avec des lettres de cadrage ne laissant aucune marge de manœuvre aux partenaires sociaux, il empêche toute possibilité de co-construction avec les praticiens et les acteurs de terrain.
Pourquoi ne pas chercher d’abord à réduire le nombre des accidents du travail, la pénibilité ?
Sur la réforme des retraites, on prend le problème du mauvais côté. On explique qu’il y a un problème de financement pour en déduire qu’il faut reculer l’âge de départ. Mais si l’enjeu est au départ d’avoir davantage d’emplois et de personnes au travail, voyons plutôt d’abord comment augmenter le volume de travail, en traitant la problématique des accidents de travail, de la pénibilité, en mettant en adéquation l’offre et la demande, en traitant les problèmes d’attractivité de certains métiers et secteurs, en élaborant une gestion prévisionnelle des emplois dans les branches. Au final, si on avance sur tous ces sujets, nous aurons des réponses en matière d’assurance chômage et de retraite ! A la CFTC, nous disons que notre système de retraites est vieillissant et qu’il est devenu injuste. Il faut une réforme des retraites, mais une réforme où l’on regarde tous les sujets en profondeur, et pas l’unique paramètre de l’âge. Là, on voit que la façon dont les choses sont envisagées non seulement ne répondra pas au problème global mais elle risque de renforcer la colère des gens.
Bernard Domergue
L’employeur ne vote pas pour désigner un mandataire du CSE pour agir en justice
La décision par laquelle le comité mandate un de ses membres pour le représenter en justice afin de garantir l’exécution de la décision du comité de recourir à un expert dans le cadre d’une consultation sur un projet important constitue une délibération sur laquelle seuls les membres élus doivent se prononcer, à l’exclusion du président du comité.
La question du vote de l’employeur, président du CSE, est souvent d’application délicate dans la pratique. Le code du travail prévoit que le président du comité ne participe pas au vote lorsqu’il consulte les membres élus du comité en tant que délégation du personnel (C. trav., art. L. 2315-32, al. 2). Une abondante jurisprudence a tranché certaines questions, quand d’autres font l’objet de décisions incertaines et que d’autres encore n’ont pas été tranchées. C’est notamment le cas de la participation de l’employeur lorsque le CSE vote le mandat d’un de ses membres pour agir en justice. Cette décision publiée de la Cour de cassation du 19 octobre 2022 se prononce sur cette question.
Opposition de la direction à une expertise du comité sur un projet important
Dans cette affaire, un projet est soumis au CHSCT (comité d’hygiène, sécurité et conditions de travail). Dans ce cadre, les représentants élus ont dénoncé des dysfonctionnements du comité, souhaitant ajouter le point “Fonctionnement du CHSCT” à l’ordre du jour. Une nouvelle réunion se tient une semaine plus tard, à laquelle un seul élu du comité se présente. Il vote, seul, d’une part le recours à une expertise dans le cadre du projet important présenté au comité, et d’autre part le mandat de représentation en justice du comité pour garantir l’exécution de la délibération concomitante de recours à expertise dans le cadre de la consultation du comité sur le projet important.
La direction refuse de collaborer à l’expertise et ne produit pas les documents demandés. Le CHSCT fait donc assigner la société devant le juge des référés.
Mais la nullité de cette assignation est prononcée, au motif que la question de la désignation d’un représentant du comité pour agir en justice, distincte de la question du vote d’une délibération relative au recours à une expertise, constitue une mesure relevant des modalités de fonctionnement du comité qui doit être prise à l’issue d’une délibération collective à laquelle doit prendre part son président. En d’autres termes, l’employeur aurait dû voter pour la désignation du représentant du comité comme mandataire pour agir en justice pour faire respecter la délibération de désignation de l’expert.
Pas de participation du président au vote du mandat pour représenter le comité en justice
Mais la Cour de cassation n’est pas d’accord. Elle explique que “si les décisions du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) portant sur ses modalités de fonctionnement et l’organisation de ses travaux ainsi que ses résolutions sont prises à la majorité des membres présents, le président du comité ne participe pas au vote lorsqu’il consulte les membres élus du comité en tant que délégation du personnel”.
Il en résulte que la décision par laquelle le comité qui, “dans le cadre d’une consultation sur un projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité, a décidé du recours à une expertise, mandate un de ses membres pour agir et le représenter en justice pour garantir l’exécution de la décision de recourir à un expert constitue une délibération sur laquelle les membres élus doivent seuls se prononcer en tant que délégation du personnel, à l’exclusion du chef d’entreprise, président du comité”.
Ainsi, l’employeur, en tant que président du comité, n’a pas à voter ce mandat de représentation en justice. La délibération et valable, ainsi que l’assignation délivrée en application. La solution s’applique bien sûr quelle que soit la consultation et/ou l’expertise en cause
► Ndlr : la portée de la solution semble toutefois cantonnée au vote d’un mandat dans le cadre d’une consultation et/ou d’une expertise du CSE. Ce n’est pas, nous semble-t-il, l’ensemble des mandats d’action en justice qui sont visés indistinctement, même si ce sont les plus courants. Ainsi, il n’est pas certain que l’employeur soit écarté dans le cadre du vote d’un mandat permanent d’action en justice, habilitant un membre du CSE à intenter toute action au nom du CSE ; ou encore dans le cadre d’une action en justice déterminée contre un tiers, en dehors de toute consultation du CSE, par exemple pour un contentieux concernant un contrat avec un tiers.
Toutefois, la jurisprudence relative au droit de vote de l’employeur dans le cadre de désignations n’est pas uniforme : s’il est certain qu’il peut voter pour la désignation du secrétaire ou du trésorier (par exemple, Cass. soc., 10 juill. 1991, n° 88-20.411 ; Cass. crim., 14 juin 2022, n° 21-82.443 ; Cass. soc., 25 sept. 2013, n° 12-14.489), il ne vote pas par exemple pour la désignation de représentants au conseil de surveillance ou d’administration (Cass. soc., 5 mai 1983, n° 81-16.787) ou encore pour la désignation des représentants du comité d’établissement au comité central d’entreprise (Cass. soc., 21 juill. 1976, n° 76-60.072). La solution mérite donc d’être précisée à cet égard.
Solution transposable au CSE
La solution apparaît comme transposable au CSE. En effet, la décision est rendue au visa des alinéas 2 et 3 de l’article L. 4614-2 prévoyant que les décisions du CHSCT portant sur ses modalités de fonctionnement et l’organisation de ses travaux ainsi que ses résolutions sont prises à la majorité des membres présents, et que le président du comité ne participe pas au vote lorsqu’il consulte les membres élus du comité en tant que délégation du personnel. Or, si cet article est abrogé et que le CSE a succédé au CHSCT, les dispositions de l’article L. 2315-32 sont quasi identiques. En particulier, la règle précisant que le président ne participe pas au vote lorsqu’il consulte les membres élus en tant que délégation du personnel.
Séverine Baudouin