Procès France Télécom : “Nous étions des missionnaires dans un laboratoire managérial”
La Cour d’appel de Paris poursuit son examen des dérives managériales liées à un plan de réduction des effectifs. Elle se penche également sur la “prise en compte tardive et inadaptée” des alertes par la direction de l’entreprise. Les réquisitions du parquet général seront connues en fin de semaine.
À croire l’ancien PDG Didier Lombard, c’était “le seul moyen de sortir l’entreprise de la faillite sans passer par le tribunal de commerce”. Annoncées en février 2006 aux investisseurs et à la presse, les 22 000 suppressions d’emplois projetées devaient permettre de générer “sept milliards d’euros de free cash flow”. Et elles ont rapidement fait l’objet d’une règle de trois. Ainsi, certains hauts cadres de l’entreprise, les directeurs territoriaux par exemple, se sont vu signifier une forme de « quota » à remplir. “On avait des objectifs à l’unité près, je trouvais que ça n’avait pas de sens… “, explique à la barre Nathalie Boulanger, alors directrice des actions territoriales.
Une fraction de leur rémunération variable pouvait même dépendre de leurs performances en la matière, ce qui fait objecter à la présidente de la Cour : “À partir du moment où il y a un intérêt financier qui est associé, justement, c’est à l’unité près, puisque c’est une unité de compte… “.
Je “corrigeais” les objectifs des managers
Nathalie Boulanger raconte alors qu’elle a pris l’initiative de « corriger » les objectifs des managers qui ne les tenaient pas : “Ils faisaient vraiment un métier très difficile, donc je faisais en sorte qu’ils ne soient pas pénalisés”. Toujours est-il que, pour les magistrats de première instance, ce procédé a contribué à placer “la hiérarchie intermédiaire […] entre le marteau et l’enclume”, et ne pouvait donc qu’être source de dérives.
Une autre source tient aux réorganisations lancées à la même époque, et qualifiées par l’ordonnance de renvoi de “multiples et désordonnées”.
Une verticalisation de la fonction RH
Parmi elles, on note une tentative de « verticalisation », notamment de la fonction RH. Autrement dit, le groupe a entrepris de passer d’une logique territoriale à une organisation « par métiers ». Mais il a finalement conservé un peu des deux, donnant naissance à une organisation « matricielle », dans laquelle les rattachements hiérarchiques et fonctionnels ne coïncidaient plus. Au détriment, ont considéré les magistrats, d’un bon “management de proximité”. “On ne fait pas des réorganisations pour le plaisir, [mais] pour faire monter en compétences les salariés”, souligne pour sa part Guy-Patrick Cherouvrier, ancien DRH France. Une troisième source de dérives était naturellement la privatisation, qui avait entraîné la cohabitation de salariés de droit privé et de “collaborateurs sous statut”, les seconds restant cependant majoritaires.
« Ces formations, c’était du conditionnement psychologique »
Ces paramètres ont contribué à l’émergence d’une forme de dogme managérial : la “mise en mouvement”. Qu’un syndicaliste entendu en procédure a résumé comme suit : “En secouant un peu partout, les gens tombaient”. Et qui connut son apogée au cours d’un séminaire d’une association de hauts cadres de la maison, à l’automne 2006. C’est à cette occasion que Didier Lombard demanda des départs “par la fenêtre ou par la porte”. Ou que Louis-Pierre Wenès, numéro deux qui conteste plus ou moins son rôle de « cost killer », affirma que “la question, c’est combien je vais pouvoir emmener de personnes, et combien je suis obligé d’en laisser au bord de la route”.
On ne va pas faire dans la dentelle
Le DRH groupe (absent du procès car il s’est désisté de son appel) présageait quant à lui : “On ne va pas faire dans la dentelle”. Dans la foulée, furent mises en place des formations à destination des managers, pour leur faire passer le message. À la barre, l’un d’eux raconte le (mauvais) souvenir qu’il en garde : “Nous étions des missionnaires dans un laboratoire managérial. Ces formations, c’était du conditionnement psychologique”. Là encore, plusieurs prévenus y sont intervenus, même s’ils expliquent que c’était tantôt en introduction, tantôt en conclusion.
Officiellement, la règle était censée être le volontariat, mais ce ne fut pas toujours le cas : “La direction nous a invités. Puis elle nous a incités. Puis elle nous a obligés”, explique à la barre l’un des concernés. “Ces méthodes, qui consistent à identifier des personnes et à tout mettre en œuvre pour qu’elles partent, je les réprouve, mais sans doute ont-elles existé”, concède Guy-Patrick Cherouvrier.
Peut-être le salarié était forcé au départ, mais ça devenait son choix
“Peut-être qu’au départ, [le salarié] était forcé, mais à un moment donné, ça devenait son choix”, lance froidement Brigitte Dumont, alors directrice du développement personnel (sic). La stigmatisation pouvait par exemple passer par l’affichage de classements dans les locaux de certains de services, ce qui, pour la présidente, visait en premier lieu les fonctionnaires. Ce que conteste Louis-Pierre Wenès : “On peut être fonctionnaire et être fier d’avoir fait un record”. Au passage, il leur est également reproché d’avoir laissé les concernés livrés à eux-mêmes : “Le seul accompagnement, c’était vers la porte”, affirme l’un d’eux.
Le fonctionnement des “sorties pilotées”
Les « sorties pilotées », comme on disait alors dans le jargon maison, devaient essentiellement reposer sur trois mécanismes. D’abord, le congé de fin de carrière (CFC), forme de pré-retraite améliorée. Ensuite, « l’essaimage », qui visait à encourager la création d’entreprises. Enfin, la mobilité fonction publique (MFP), qui devait permettre aux fonctionnaires du groupe de basculer ailleurs dans l’une des trois fonctions publiques. S’ajoutaient également, à la marge, d’autres dispositifs expérimentés plus ou moins localement, par exemple par Jacques Moulin, alors directeur territorial Est, et lui aussi prévenu.
“Un bruit très lourd qui cachait les signaux faibles”
Sauf que le CFC, qui avait permis l’essentiel des “flux de sortie” des années précédentes, sur lesquels reposait le fameux calcul des 22 000, prit fin dès décembre 2006. Il fut un temps envisagé de le prolonger, ou de lui substituer un dispositif de temps partiel aidé, ce dont Didier Lombard explique avoir tenté de convaincre le gouvernement de l’époque : “Le ministre m’a retoqué en quatorze minutes, ça ne m’était jamais arrivé”. Et s’agissant de la MFP, un ancien permanent syndical cité comme témoin, estime que “les fonctionnaires de France Télécom se sont retrouvés en concurrence avec ceux de La Poste, qui avait la même politique”.
Des actions délibérées d’incitation aux départs
C’est alors que les méthodes se sont durcies, et que le climat social s’est dégradé : “Pour prévenir le risque d’un nombre insuffisant de départs sincèrement volontaires, la société […] a engagé des actions délibérées d’incitation aux départs qui passaient fatalement par une dégradation des conditions de travail”, a estimé le tribunal correctionnel. Plusieurs alertes ont alors été émises, par des CHSCT, la médecine du travail, voire l’inspection du même nom. Sans compter les remontées désastreuses de l’observatoire du stress et des mobilités forcées, initié par Sud et la CFE-CGC, ou encore les conclusions de plusieurs expertises soulignant l’importance des risques psycho-sociaux.
L’ordonnance de renvoi souligne leur “prise en compte tardive et inadaptée”. Les prévenus expliquent qu’ils n’en avaient tout simplement pas connaissance. Un administrateur du groupe, cité par la défense Lombard, affirme que “le conseil [d’administration] auquel on apprend qu’il se passe quelque-chose de grave, [c’est] en septembre 2009”. Ce qu’il explique par “une espèce de bruit très lourd, politico-médiatique, sur la privatisation notamment, qui cachait des signaux faibles”. Un autre témoin, ancien représentant syndical, met quant à lui en avant la complexe transition “des instances représentatives de la fonction publique […] aux nouvelles IRP du privé. […] Les premières années […], la communication était compliquée, y compris entre les organisations syndicales”.
Le procès se poursuit cette semaine, et jusqu’au vendredi 1er juillet 2022.
Antoine Bloch