Pour éviter “le bain de sang “que risque de provoquer la Covid-19 dans le tissu économique, avec de nombreuses PME en danger en 2021 et de nouvelles délocalisations, les économistes Patrick Artus et Olivier Pastré prônent une politique ambitieuse, en matière de fonds propres et, surtout, d’investissement dans les compétences. Ils défendent aussi un financement public-privé plus important des syndicats afin de susciter un dialogue social à la hauteur des enjeux.
Du sang et des larmes : c’est, à peine exagérée, la perspective alarmiste dressée mercredi 13 janvier devant les membres de la commission économique du Sénat, par Patrick Artus et Olivier Pastré, deux économistes qui ont publié cet automne un livre sur l’économie post-Covid (1). Ces deux personnalités jugent urgent de mener non plus des “réformes” mais des “ruptures” visant le long terme afin de répondre à la crise économique et sociale provoquée par le Covid-19 dont les inconnues restent nombreuses, tant médicales que sociales et économiques.
La réponse doit être à la hauteur des effets de cette vaste pandémie, une “bombe à fragmentation” qui frappe tous les pays et tous les secteurs. Certes, la France n’est pas si mauvaise sur “le plan défensif”, admettent les deux économistes en estimant nécessaire de poursuivre le soutien de l’activité partielle non seulement en 2021 mais aussi en 2022. En 2021, la France pourrait même, selon Patrick Artus, parvenir à dégager 5% de croissance, mais à la condition que le Covid soit, grâce à la vaccination, derrière nous dès cet été, ce que personne ne peut garantir.
Un risque de défaillances de PME important pour 2021
Mais quid de la préparation de l’avenir ? Les défaillances d’entreprises vont se multiplier, et l’on peut s’attendre à un pic du chômage fin 2021, le taux de demandeurs d’emploi pouvant grimper jusqu’à 12% voire 13% en France. Les grandes entreprises, fût-ce au prix de “quelques licenciements”, a dit abruptement Olivier Pastré, vont traverser la crise sans trop de dommages, et restaurer très vite leurs profits. C’est la force d’un capitalisme devenu “agressif” et qui ne va guère hésiter à procéder à de nouvelles délocalisations, mais cette fois en Europe pour éviter une trop grande dispersion des chaînes de valeur, vers des pays à moindre coût salarial comme le Portugal, craint Patrick Artus.
Les entreprises de taille intermédiaires (ETI, entre 250 et 5 000 salariés) devraient également s’en sortir. Mais que va devenir tout le tissu des PME qui n’ont pas accès aux marchés financiers et dont les fonds propres doivent être reconstitués du fait de leur endettement ? “Il va y avoir un bain de sang”, répond Patrick Artus qui ne partage guère la vision “optimiste” d’autres économistes, tel Philippe Aghion, pour lesquels cette période sera positive en entraînant la disparition des entreprises plus faibles et en générant de nouvelles activités porteuses. Que se passe-t-il en effet en Chine, pays qu’on peut estimer post-Covid ? “La Chine a vu sa consommation repartir, et les Chinois revoyagent normalement dans leur pays. Mais l’investissement et l’emploi n’ont pas retrouvé leur niveau antérieur”, souligne Patrick Artus.
Pour sinon éviter du moins atténuer ces effets funestes, les deux économistes défendent un plan ambitieux, qui pourrait être mené par la Banque publique d’investissement, afin d’inciter tous les assureurs et les banques à aider les PME à trouver de nouveaux fonds propres, ce qui suppose l’arrivée d’investisseurs et le drainage de l’épargne des particuliers vers les entreprises –un véritable serpent de mer. “Que font aujourd’hui les Américains de l’argent reçu par l’Etat ? Ils investissent dans des appartements”, se désole Patrick Artus, inquiet à l’idée de voir les valeurs de l’immobilier s’envoler au détriment de l’appareil productif.
Un besoin massif de formations de reconversion
Sur le plan social, le choc économique provoqué par la Covid va entraîner une redistribution générale des activités au profit, par exemple, du numérique, de la pharmacie, de la santé, de l’agroalimentaire, alors que d’autres secteurs seront à la peine : le transport aérien ne pourrait par exemple retrouver son activité de 2019 qu’en 2024. Cette redistribution va engendrer un besoin massif de reconversions, incomparablement plus important que lors de crises précédentes : “Nous estimons qu’un million de Français vont devoir changer de métier “, calcule Patrick Artus.
Notre système de formation, à la fois initiale et continue, n’est pas adapté à la hauteur de l’enjeu, plaident les deux économistes. Du fait d’une pédagogie défaillante et donnant trop peu confiance en soi, les jeunes Français sont mauvais en sciences, et notre système de formation professionnelle “n’a pas la dimension pour assurer le brassage des populations” nécessaire, estime Olivier Pastré. “Il faut évaluer les formations, et former les formateurs”, dit-il encore. Entre les lignes, on comprend donc que les deux hommes jugent insuffisant le plan du gouvernement sur les transitions collectives. Cet investissement dans les compétences serait à leurs yeux de nature à relancer “l’ascenseur social” en France et à redonner de la confiance, alors que 800 000 jeunes vont entrer sur le marché du travail.
A court terme d’ailleurs, les deux économistes plaident en faveur d’un revenu universel pour les jeunes. Et Patrick Artus, qui enseigne à l’Ecole d’économie de Paris, de glisser au passage : “Les étudiants n’ont pas à travailler durant leurs soirées pour payer leurs études, car le lendemain, ils dorment dans les amphi”.
Inquiets de l’affaiblissement de secteurs français puissants (l’aéronautique, le tourisme) et d’un risque de polarisation et d’inégalités croissant entre les pays européens, les deux hommes estiment qu’il n’est pas trop tard pour impulser en France des changements d’ampleur visant le long terme, en utilisant la planification matinée de dialogue social. Les Français y sont prêts, assurent-ils, à condition “que ces changements soient justes, et qu’ils soient bien expliqués”.
Réforme des retraites et financement des syndicats
Les deux économistes listent huit propositions : un revenu minimum pour les plus fragiles, une réforme profonde du système des retraites (retraite à 65 ans), un choc de compétences, la suspension de certaines règles de contrôle prudentiel type Bâle III qui empêchent selon eux banques et assureurs d’investir dans les entreprises, la mise en place de la taxe carbone permettant de financer l’arrêt des importations d’énergie fossile et leur remplacement par des énergies renouvelables, une nouvelle décentralisation.
La huitième proposition, “une provocation” selon le mot d’Olivier Pastré, concerne le monde syndical. Pour renouer un dialogue social qui serait devenu devenu quasiment “inexistant” en France selon lui, l’économiste suggère de financer bien plus qu’aujourd’hui les syndicats, afin d’avoir des acteurs puissants, représentatifs et responsables, pouvant se doter d’une expertise économique et ayant donc les moyens de négocier. “Je ne suis pas hostile à un financement public-privé, ouvrons le débat”, résume Olivier Pastré. Rappelons que ce financement public-privé existe déjà aujourd’hui (voir notre infographie). Comme ils l’ont précisé dans une tribune parue dans les Echos, les deux économistes visent un syndicalisme “éclairé et non pas simplement revendicatif”.
Les deux hommes n’évoquent pas, en revanche, une gouvernance des sociétés davantage ouverte aux représentants des salariés. Cette réforme est pourtant défendue par d’autres économistes pour qui elle serait de nature à entraîner une autre gestion de l’entreprise et une meilleure prise en compte de la localisation des emplois (lire notre article).
(1) Patrick Artus et Olivier Pastré, “L’économie post-covid”, Fayard (128 pages, prix numérique : 9,90€, prix papier : 14€). Chef économiste de Natixis, Patrick Artus est professeur associé à l’École d’Économie de Paris. Olivier Pastré est professeur d’économie à l’université Paris-VIII et président d’IMB Bank (Tunis). Ils sont tous deux membres du Cercle des économistes.
La valeur du patrimoine dopée par la crise |
La dette Covid n’inquiète pas Patrick Artus. “Il n’y a pas de dette Covid. C’est une dette logée dans le bilan de la banque centrale européenne, donc c’est une dette perpétuelle gratuite”, soutient-il. En revanche, l’abondance de liquidités injectées pour financer les déficits publics entraîne, souligne-t-il, “une monnaie covid” qui est à l’origine d’une hausse des valeurs patrimoniales, qu’il s’agisse de la valeur de l’immobilier ou des entreprises, une hausse préjudiciable au financement de l’économie réelle et qui va poser un problème d’accroissement des inégalités, les détenteurs de patrimoine s’enrichissant par ce mécanisme. |
Bernard Domergue