[Note de lecture] Les nouveaux prédateurs du monde

22/04/2025

Giuliano Da Empoli

Avec “L’heure des prédateurs”, Giuliano Da Empoli signe un ouvrage, mi-récit mi analyse, qui constitue une forme d’appel à l’action politique pour réglementer l’énorme pouvoir des nouveaux hommes forts de notre temps, à savoir les patrons des géants du numérique.

Giuliano da Empoli doit sans doute à sa position ambigüe et à sa maîtrise des langues – il est à la fois écrivain et conseiller politique, il navigue entre l’Italie, la Suisse et la France – de pouvoir accéder à certains cercles de pouvoir sur le plan international. Après avoir disséqué sous forme romanesque l’idéologie fasciste de l’entourage de Poutine (*), Giuliano Da Empoli tire cette fois de son expérience des allées du pouvoir non pas un roman mais une sorte d’essai mêlant réflexion et tableaux de situations (**). Un livre qui s’apparente à une fable cruelle contée par un moraliste implacable.

Les scènes qu’il décrit sont proprement sidérantes sur le monde actuel, d’autant qu’il les accompagne d’une comparaison saisissante entre les actuels véritables détenteurs du pouvoir, qui seraient cyniques et débarrassés de tout souci des règles, et les Borgia, cette famille de pouvoir à la sinistre réputation dans l’Italie du XVe et XVIe siècle.

Donald Trump quasi-analphabète

Qui sont les hommes de pouvoir aujourd’hui ? Certains  dirigeants, bien sûr, à commencer par Donald Trump, peint ici comme un quasi-analphabète. Le président américain, nous dit l’essayiste, ne lit absolument rien, aucun livre bien sûr – quelle idée ! – mais même le demi-feuillet préparé par un conseiller, il l’ignore, tout se fait par oral. On comprend dès lors que l’accès au contact direct du président est primordial, mais aussi combien la vision du monde et de sa complexité par un tel dirigeant peut être limitée par une aussi faible capacité d’attention et d’abstraction.

Mais tous les dirigeants actuels ne sont pas pour autant de véritables détenteurs du pouvoir si l’on lit bien notre auteur.

Les hommes politiques européens sont jugés terriblement naïfs par Giuliano Da Empoli puisqu’ils croient encore possible de se concilier les véritables patrons du monde, à savoir les fondateurs et dirigeants des empires comme Amazon, Tesla, Meta (Facebook), Google et autres. L’auteur ne cite pas ici les opérations de communication de l’Elysée face “Choose France” mais ses propos y font irrémédiablement penser. 

La naïveté des dirigeants européens

Demander à ces “prédateurs” de s’assoir gentiment autour d’une table pour discuter ? Illusoire, nous dit l’auteur en racontant cet échange révélateur : l’ancien ministre des finances allemand, leader du parti libéral démocrate allemand, adresse le 20 décembre 2024 un post sur un message social destiné à Elon Musk, le patron de Tesla qui est devenu l’un des proches de Donald Trump et qui soutient aussi l’extrême droite au Royaume Uni comme en Italie ou en Allemagne.

Le message ? “Elon, j’ai lancé un débat politique inspiré de tes idées (…) Si le contrôle des migrations est crucial pour l’Allemagne, l’AfD s’oppose à la liberté, aux entreprises. Ne tire pas de conclusions hâtives de loin. Rencontrons-nous, et je te montrerai ce pour quoi ses bat mon pari”. Réponse directe d’Elon Musk : “Les partis politiques traditionnels ont complétement trahi le peuple allemand. L’AfD est le seul espoir pour l’Allemagne”.

Voilà qui est on ne peut plus clair concernant l’adhésion de l’homme le plus riche du monde, dont on connaît par ailleurs les pratiques anti-syndicales, aux institutions démocratiques et aux valeurs humaines fondamentales. Et dire qu’une bonne partie de la presse business n’a cessé de tresser des louanges à ce type de personnalité ! 

Ces propos de Trump vont d’ailleurs de pair avec cette photo du jogging pratiqué tout sourire à Tinananmen du patron de Meta, Marc Zuckerberg, postée par lui sur son réseau social, comme si c’était un lieu banal, et non celui où la révolte de milliers d’étudiants chinois, qui réclamaient liberté d’expression et liberté politique, a été réprimée dans le sang en 1989, un événement toujours censuré par la Chine.

La fascination de l’innovation aveugle les politiques

Ce sont ces patrons de la “tech” qui ont pris, tranche Giuliano da Ampoli, le contrôle du monde. Sa thèse : le monde politique, fasciné par ces innovateurs, n’a pas su leur poser des limites légales alors que ces “borgiens” ont un avantage décisif : “Ils ont l’habitude d’évoluer dans un monde sans limites”.

Ils tirent même leur force de l’inattendu, de l’instable et du belliqueux : “La fenêtre d’opportunités qui existait jusqu’à hier pour qu’un système de règles soit mi en place s’est refermée, écrit l’auteur. L’idée même d’une limite à la logique de la force, de la finance et des cryptomonnaies, à l’emballement de l’IA et des technologies convergentes, ou au basculement de l’ordre international vers la jungle, est sortie du domaine du concevable”.

Les prédateurs ont l’habitude d’évoluer dans un monde sans limites, ils tirent leur force du belliqueux 

Face à ces animaux au sang-froid et sans scrupules, tel le prince saoudien MBS réunissant ses “invités” dans un palace pour mieux les réduire au silence sous la menace de torture, quel crédit apporter aux forces politiques alternatives aux Républicains américains ?

Les Démocrates, censés incarner l’opposition à Trump, sont ridiculisés dans une scène du livre racontant le dîner inaugural de la fondation de Barack Obama après son départ de la Maison blanche, en novembre 2017. Un an après la première élection de Donald Trump, alors que l’Europe est en plein Brexit, de quoi parle-t-on à la fondation Obama ? Des grands enjeux internationaux, de la puissance numérique menaçante ? Non, on devise du formidable symbole du “potager de la Maison Blanche” ou de “la consommation réfléchie de chocolat en entreprise”. Pas de quoi fouetter un chat, et pourtant ici rien n’est improvisé. Les convives, répartis par tables, doivent respecter les consignes d’un “facilitateur de conversation” qui organise la discussion selon des thèmes choisis. Conclusion de Giuliano Da Empoli : “Nous avons quitté Chicago avec le sentiment d’avoir rencontré de nombreuses personnes sympathiques et pleines de bonnes intentions, mais plutôt mal équipées pour mener à bien la bataille qui s’annonçait”.

Les Démocrates doivent la réélection d’Obama au patron de Google

Simple mot d’esprit ? Pas seulement. L’auteur relève ce paradoxe : le parti Démocrate américain est historiquement celui des juristes, et pourtant, ce sont bien des dirigeants américains démocrates qui ont renoncé à réglementer la tech, notamment parce qu’Obama, alors impopulaire, doit sa réélection aux techniques numériques de criblage des données mises au point par Éric Schmidt, le patron de Google.

Ce sont ces techniques (“opération Narval”) qui ont donné à Obama un avantage considérable en permettant à ses équipes de mieux cibler les indécis à convaincre : “Pendant des mois, six jours sur sept, quatorze heures par jour, des dizaines d’ingénieurs prêtés par Google, mais aussi par Twitter, Facebook et bien d’autres entreprises de la Silicon Valley, travaillent à la création de cette puissance créature des profondeurs”. Guère étonnant donc que le projet d’une législation anti-trust visant les nouveaux géants du numérique ait été remis dans les cartons quelques semaines après la réélection d’Obama.

Pour l’auteur, l’inaction des politiques américains a permis à l’IA de “se déployer sans aucun contrôle, aux mains d’entreprises privées qui s’élèvent au rang d’Etats-nations”.

Une alternative européenne face aux USA et à la Chine ?

L’auteur, qui livre ici plutôt un essai moraliste qu’un véritable travail de sciences politiques, ne dit rien dans son livre des tentatives européennes, qu’il juge surement trop “gentilles”, de cadrer le monde numérique avec le règlement général de protection des données (RGPD) ou l’IA Act, mais elles pourraient néanmoins esquisser une autre façon d’aborder le problème, à condition d’avoir une réelle volonté politique de l’imposer.

Car l’alternative américaine au laisser-faire en matière de nouvelles technologies, c’est la Chine qui en propose un modèle radical. La main de fer des dirigeants communistes n’a pas tremblé lorsqu’ils ont décidé de serrer le bride des entreprises type Tik-tok : reprise en main musclée, dirigeants débarqués, et des entreprises assignés à des objectifs politiques, au point d’en faire des agents de renseignements en terrain étranger (voir à ce sujet le documentaire d’Arte).  

(*) Le Mage du Kremlin, Gallimard, 2022 (Grand prix du roman de l’Académie française).

(**) Giuliano Da Empoli, L’heure des prédateurs, Gallimard, 19€. 

♦ Nos précédentes notes de lecture :  Syndicalisme, institutions, histoire, romans : 10 livres pour Noël (20 décembre 2024) Un regard critique sur le paritarisme (4 octobre 2024)

Bernard Domergue