Le racisme au travail, angle mort de la négociation collective
12/09/2025
Une étude révèle la marginalisation des questions ethno-raciales dans les accords d’entreprise. Or, en 2023, près de la moitié des réclamations reçues par le Défenseur des droits concernaient des discriminations liées à l’origine dans la sphère professionnelle.
Dans les entreprises françaises, la lutte contre le racisme reste le parent pauvre de la négociation collective. Alors que 20 % des descendants d’immigrés estiment avoir subi des discriminations liées à leur origine, selon l’enquête “Trajectoires et origines” de l’Ined et de l’Insee de 2022, une étude du Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet-Cnam) dévoile l’absence quasi totale de mesures spécifiques dans les accords d’entreprise (*).
De fait, les partenaires sociaux peinent à s’emparer d’un sujet pourtant central dans la vie professionnelle de millions de salariés. L’enquête de Manon Torres, publiée en juillet, éclaire cette contradiction : comment expliquer que l’origine, premier motif de discrimination selon les statistiques officielles, soit si peu présent dans le dialogue social ?
Un écart saisissant avec les autres discriminations
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Sur 90 406 accords signés entre 2014 et 2021 sur l’égalité, 20 031 portent la mention “non-discrimination – diversité”, contre 72 923 dédiés à l’égalité femmes-hommes. Plus révélateur encore : parmi ces 20 031 accords, seuls 227 d’entre eux ciblent uniquement ce thème (sans aborder le genre, le handicap ou l’âge) et 46 mentionnent le terme “racisme”.
Cette disproportion tranche avec d’autres sujets de discrimination. Selon le Défenseur des droits, 95 % des grandes entreprises ont signé un accord sur l’égalité femmes-hommes, 76 % sur le handicap, mais seulement 24 % sur la diversité ou la lutte contre les discriminations. Un déséquilibre d’autant plus frappant que l’accord national interprofessionnel de 2006 encourageait pourtant spécifiquement la promotion de “la diversité sociale, culturelle et ethnique”.
Des mesures généralistes qui éludent le problème
Quand elles existent, les mesures censées lutter contre les discriminations raciales se révèlent décevantes.
L’analyse des accords “diversité” révèle une approche généraliste où les questions ethno-raciales occupent une place “interstitielle”. Les entreprises privilégient des actions transversales : formations de sensibilisation, audits des procédures de recrutement, enquêtes de perception.
Seule mesure véritablement spécifique : les partenariats avec des associations pour diversifier les recrutements dans les “quartiers prioritaires”. Mais cette approche présente deux angles morts : elle exclut les personnes racisées de classe moyenne et supérieure, et ignore totalement le personnel déjà en poste. “L’action se limite à l’étape de l’embauche”, souligne l’étude.
“C’est un non-sujet”
Face à ce constat, les acteurs de la négociation développent un discours de justification déroutant. “Le racisme, c’est très rare”, affirme un délégué Force ouvrière d’une entreprise audiovisuelle. “Ça n’existe plus”, renchérit un représentant CFE-CGC. Ces affirmations s’appuient sur une interprétation paradoxale : la diversité ethno-raciale des salariés dans l’entreprise devient la preuve… qu’elle ne discrimine pas.
Du côté des ressources humaines, l’expression “non-sujet” revient de manière récurrente. Les responsables diversité évoquent un “cadre contraignant”.
Beaucoup invoquent également l’interdiction supposée des statistiques “ethniques”, révélant une méconnaissance du cadre légal qui autorise, sous certaines conditions, la collecte de données sur l’origine géographique et les discriminations subies. Par exemple, il est possible pour une entreprise, en respectant l’anonymat des individus, d’interroger les salariés sur leur lieu de naissance ainsi que celui de leurs parents et sur le vécu potentiel de discrimination en fonction des différents critères.
Or ces enquêtes sont peu mises en place : selon une DRH, elles sont à la fois “coûteuses” et “risquées” car elles reviennent à “s’engager sur un terrain politiquement controversé, qu’aucune action publique n’encourage, contrairement aux mesures des disparités selon le sexe, l’âge ou le handicap”.
L’efficacité du dialogue social en question
Pourtant, les faits sont tenaces. En 2023, près de la moitié des réclamations reçues par le Défenseur des droits concernent des discriminations liées à l’origine dans la sphère professionnelle. L’étude révèle aussi des inégalités salariales criantes : un homme dont les parents sont originaires d’Afrique subsaharienne gagne en moyenne 407 euros de moins qu’un homme blanc, à profil équivalent.
Cette situation interroge la gestion française de la diversité. Contrairement à d’autres pays européens, la France privilégie une approche “colorblind” qui refuse de reconnaître officiellement l’existence de groupes ethno-raciaux. Selon Manon Torres, si cette approche vise l’égalité, elle dissuade les acteurs de développer des actions spécifiques qui peut expliquer la rareté des mesures identifiées dans les accords. Une lacune qui questionne l’efficacité du dialogue social face aux défis sociétaux.
(*) L’étude “La place des questions ethno-raciales dans la négociation collective en matière d’égalité du travail” a été réalisée par Manon Torres pour le Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet-Cnam), à partir d’entretiens avec des cadres RH et des délégués syndicaux, complétée par l’analyse d’accords d’entreprise.
Anne Bariet