Retraite et pénibilité au travail : “A force de porter des charges, mon épaule est fichue”
07/02/2023
Alors que l’intersyndicale appelle ce mardi 7 février à une troisième journée de mobilisation contre la réforme des retraites, nous nous intéressons au secteur du médico-social. Que pensent de cette réforme les professionnels du grand âge, souvent cités dans les débats autour de la pénibilité du travail ? Témoignages.
“La pénibilité, Macron a dit qu’il n’aimait pas ce mot. Pourtant, ce n’est pas un gros mot.” Auxiliaire de vie en Loire-Atlantique depuis 2018, Juliette Coanet, la petite soixantaine, a découvert ce métier sur le tard, après une carrière de danseuse notamment avec des personnes handicapées. “J’ai choisi ce métier pour le sens de l’humain. Et je trouve bien des points communs avec la danse, notamment cette place centrale du corps”, explique-t-elle. Quand on l’interroge sur la pénibilité, cette cofondatrice du collectif “Les Essentiel.le.s du lien et du soin” distingue plusieurs niveaux de difficultés.
Autour de moi, il y a des mi-temps thérapeutiques
Évidemment, la pénibilité physique arrive en première position : “Je vois des collègues plus jeunes que moi qui sont arrêtées ou qui ont des mi-temps thérapeutiques”. Juliette Coanet est pour l’instant épargnée par ces tracas physiques parce qu’elle fait des mouvements tous les jours et travaille à temps partiel.
Sa collègue du collectif, Laure Figueredo, assistante de vie depuis treize ans dans la Loire, explique que son association limite les dégâts physiques en n’intervenant que dans des domiciles équipés, notamment pour le lever des bénéficiaires. Mais elle ajoute : “La charge mentale est énorme. En treize ans d’activité, j’ai connu plusieurs décès. Même si on se protège, comme on nous le demande, ce sont des événements qu’on ne peut pas évacuer en fermant la porte.”
Le deuil, élément central de la charge mentale
Cette question de la « gestion » compliquée du deuil est rarement mise en avant. Et pourtant, cela semble un élément central de la pénibilité mentale. Juliette est encore toute chamboulée d’être arrivée un samedi matin au domicile d’un vieux monsieur alors même que les pompiers venaient de constater son décès. “J’ai accompagné sa femme alors que je n’étais pas tenue de le faire. Elle m’a dit : “J’ai besoin de toi”. Et je suis venue. Le lundi de repos, je n’ai cessé de penser à cette personne morte que je suivais depuis un moment.”.
Je dois travailler encore quelques années
Salariée depuis quatre ans de l’entreprise parisienne LogiVitae, et auparavant employée de maison, Nathalie Da Cruz, 62 ans, aurait dû partir à la retraite en décembre dernier. “Quand j’ai vu que je n’allais pas gagner grand-chose, j’ai décidé de tenter de travailler encore quelques années. J’ai encore la niaque”, explique cette femme originaire du Cap Vert, tout en pointant : “Notre corps est en souffrance. Et nous vivons aussi une souffrance cérébrale. Faut pas oublier que nous entrons dans l’intimité des familles.”
Elle parle de la fatigue des transports (elle vit au moins à une heure de son travail), du stress de ne pas arriver à l’heure chez les personnes accompagnées. Elle aussi évoque les décès : “En 2022, j’ai perdu une dame dont je m’occupais depuis un an et demi. Cela fait la 4e disparition en quatre ans. Avec les personnes qu’on suit, comment ne pas avoir de l’empathie ?”. Nathalie Da Cruz a également conservé des séquelles du Covid. Malgré tout, elle “garde l’amour de son métier”. Mais jusqu’à quand ? Elle constate que “les personnes accompagnées sont plus malades, plus alitées qu’avant”.
Parfois, j’appréhende d’aller bosser
Justement, les personnes les plus diminuées se retrouvent généralement en Ehpad. Qu’en est-il de l’enjeu de la pénibilité ? Ancienne salariée de la grande distribution, devenue aide-soignante à 35 ans, Séverine Bucaille travaille depuis neuf ans dans un petit Ehpad normand. Elle travaille de nuit, au départ pour des raisons familiales. À part une lingère qui peut l’épauler si besoin, elle est seule et apprécie de « pouvoir gérer son travail comme elle l’entend ». Mais, revers de la médaille, elle reconnaît un plus grand stress. “Quand il y a une détresse respiratoire, je dois gérer cela toute seule tout en m’occupant des autres résidents”, raconte-t-elle en citant un exemple récent. “Parfois, j’appréhende d’aller bosser », avoue-t-elle. Sur le plan physiologique, elle vit de plus en plus difficilement le manque de sommeil (souvent quatre à cinq heures par jour, et haché). Elle regrette également une vie sociale et amoureuse dégradée. “J’ai parfois l’impression d’être mise à l’écart de mes amis”, constate Séverine Bucaille.
Du côté des cuisines
Dans les Ehpad, d’autres catégories de personnels ressentent aussi la difficulté de leur métier. Jean (prénom d’emprunt), 52 ans, est cuisinier dans une structure commerciale du sud de la France. Il est en maladie professionnelle depuis deux ans. “Avant, j’étais cuisinier en restaurant classique, mais, en 2010, j’ai préféré entrer en Ehpad pour avoir des horaires compatibles avec ma vie personnelle.”
A force de porter des charges, mon épaule est fichue
Jean était le seul cuistot de cet Ehpad où il devait préparer les repas pour environ 60 couverts. “Les conditions de travail étaient difficiles, avec de lourdes charges à porter, raconte-t-il. Mais le plus difficile, c’était l’horloge. Dans un Ehpad, tous les repas doivent partir à l’heure. À la différence d’un restaurant, aucun retard n’est toléré.” Jean souffre d’hypertension, liée notamment à un stress important, et d’une “épaule fichue” qui fait dire à son médecin qu’il ne reprendra pas son métier actuel. “Évidemment, je ne me vois pas aller jusqu’à 64 ans”, affirme-t-il.
Retraite complète à 67 ans
Il est loin d’être le seul. Séverine Bucaille, 47 ans, confie : “Je vais devoir travailler jusqu’à 67 ans pour avoir une retraite complète. Je ne m’en sens pas capable. Les douleurs articulaires commencent à se faire sentir.” Dans l’aide à domicile, les inquiétudes sont également légion.
Avec nos carrières hachées, on n’aura pas les 43 ans de cotisation
“Les 43 ans de cotisation, on ne les aura pas, avec nos carrières hachées. Il faudrait travailler jusqu’à 67 ans”, affirme Laure Figueries qui, à 47 ans, commence à souffrir d’un mal de dos et de la colonne vertébrale. Quant à Juliette Cornet, elle rappelle que “l’âge moyen de licenciement pour inaptitude est inférieur à 50 ans.” Comme le 19 janvier, elle a fait grève le 31 janvier. “De plus en plus de salariés se mobilisent, y compris notre chef de service”, se réjouit-elle.
Ce mardi 7 février est déjà le troisième jour de mobilisation de l’intersyndicale contre les retraites, et le 4e jour est déjà prévu ce samedi 11 février.
Noël Bouttier (Le Média Social)