Retraites : l’équilibre délicat des caisses de grève
21/02/2023
Indispensables par temps calme, les caisses de grève syndicales deviennent stratégiques à mesure que la contestation de la réforme des retraites se durcit. Dans la perspective du 7 mars et des journées suivantes, certains syndicats les font évoluer pour mieux les mobiliser. Tout en restant prudents afin d’éviter les écueils…
23 jours. C’est le temps que se sont donné les syndicats pour mettre les troupes au repos et fourbir les armes. Rendez-vous le 7 mars pour “mettre la France à l’arrêt” dans une perspective de durcissement du mouvement. 23 jours pendant lesquels les syndicats ne se tournent pas les pouces. Il faut “maintenir le souffle”, “montrer sa détermination”, “impliquer les champs professionnels” mais ce n’est pas tout : ils préparent aussi les caisses de grèves. Certaines sont très anciennes, d’autres en cours de création, d’autres encore en pleine modification…
Tous les syndicats n’ont pas de caisse centrale
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, tous les syndicats n’ont pas de caisse de grève centrale. C’est le cas par exemple de la CFE-CGC. “Nous n’en avons pas au niveau confédéral. On va voir pour le 7 mars, il faut toujours s’adapter au contexte mais nous représentons une population qui souffre moins que d’autres si elle perd une journée de salaire”, nous explique Gérard Mardiné, secrétaire général en charge du dossier des retraites. Pas de caisse centrale non plus à l’Unsa. Selon Dominique Corona, secrétaire général adjoint, “c’est un sujet que nous sommes en train de mettre sur la table”. Solidaires y réfléchit également : “Il n’y en a pas au niveau central mais nous sommes en train de recenser celles qui existent dans les syndicats nationaux, départementaux et locaux. De grosses demandes arrivent régulièrement, nous mettrons tout sur notre site”, prévoit Gaëlle Martinez, secrétaire nationale. A la CFTC, les caisses de grèves “restent très exceptionnelles et ponctuelles, elles ne couvrent pas toutes les mobilisations”, explique Eric Heitz, secrétaire général confédéral.
Les caisses de solidarité de la CGT
Les choses sont bien différentes chez FO, la CFDT et la CGT. Le 6 février dernier, cette dernière a mis en avant sur son site internet le lien vers une cagnotte Leetchi ouverte au grand public. “De l’argent arrive tous les jours sur cette caisse de solidarité sans que je n’aie rien demandé, cela montre à quel point le mouvement est ancré. La caisse de 2019-2020 n’est pas épuisée, et cela nous permet d’aider nos organisations, car faire grève coûte cher”, nous indique Philippe Martinez. En quelques jours, le montant a dépassé les 510 000 euros. La confédération laisse également vivre d’autres initiatives comme celle du syndicat de l’information et de la communication (“info’com”). Une caisse en ligne sur laquelle tout un chacun peut verser de l’argent sous forme de don.
140 millions d’euros en caisse à la CFDT
L’optique est très différent à la CFDT dont la caisse date de 1973 et comptabilise plus de 140 millions d’euros. “Ce n’est pas une caisse confédérale mais une caisse confédérée, gérée par un comité élu en congrès et indépendant de la confédération”, nous détaille Laurent Berger. Alimentée par les cotisations des adhérents, dont elle prélève un peu plus de 8 %, elle rémunère les grévistes à hauteur de 7,70 euros de l’heure. Il faut être adhérent depuis au moins 6 mois pour en bénéficier à cette hauteur. Selon Jean-Michel Rousseau, qui dirige le comité de gestion de la caisse, “quelqu’un qui n’a que 3 mois d’adhésion ne touchera que la moitié de l’indemnité”. Pas question par ailleurs d’ouvrir cette caisse aux dons du public : “Cela impliquerait des décisions de gestion très différentes puisque par définition, il faut attendre de savoir combien on récolte sur une caisse pour décider comment on va l’utiliser”, précise-t-il en ajoutant avoir reçu plein de dossiers de prise en charge en vue du 7 mars. Les grévistes devront cependant fournir leur bulletin de paie pour obtenir l’indemnisation.
Signe des temps agités, le comité confédéral national de la CFDT, réuni les 14 et 15 février dernier, a décidé d’ouvrir la caisse aux grévistes du 7 mars prochain. “Le CCN valide ainsi le mot d’ordre national. Le but du comité est de préserver les flux financiers venant des adhérents puisque la caisse prélève une partie des cotisations. Cet argent ne peut donc pas être capté par la confédération”, nous explique Marylise Léon, secrétaire générale adjointe de la CFDT.
Une caisse créée en 1948 chez FO
La caisse de grève de Force ouvrière est sans doute la plus ancienne : elle date de la fondation du syndicat, scindé de la CGT en 1948. Alimentée elle aussi par un prélèvement sur la cotisation des adhérents, ses règles ont été récemment revues afin d ‘augmenter la prise en charge des grévistes. “Pour être indemnisé, j’exige systématiquement les bulletins de paie avec la retenue sur salaire”, martèle Patrick Privat. Le trésorier de FO applique scrupuleusement une autre règle : aucun membre du bureau ne peut toucher d’indemnisation, car il faut montrer l’exemple. “On ne peut pas gagner sans perdre. Et la retraite à 64 ans, c’est deux ans ferme sans aménagement de peine ! “, nous explique-t-il. Par ailleurs, les dernières mobilisations contre les réformes des retraites ont elles aussi connu leurs caisses en 2019-2020, notamment chez les cheminots. Les fédérations et les unions départementales peuvent aussi crééer des caisses, sans obligation toutefois.
L’écueil de la grève par procuration
La CFDT et FO sont réticentes à ouvrir leur caisse de grèves à la solidarité publique. “Ça n’empêche pas les dons qui suivent un autre chemin comptable. Je les affecte au fonds de solidarité, pas à la caisse de grève”, analyse Patrick Privat. Par ailleurs, une large ouverture du versement sur les caisses fait courir le risque de la grève par procuration, un phénomène déjà bien connu des syndicats, par lequel des salariés se donnent bonne conscience mais ne se mettent pas en grève. Or, la consigne de l’intersyndicale est bien de “mettre la France à l’arrêt”, pas de faire des dons. Du nombre de grévistes dépendra en partie la suite du mouvement et son éventuel succès. C’est tout l’équilibre subtil des caisses, rendues d’autant plus stratégiques dans un contexte de pouvoir d’achat en berne pour de nombreux salariés.
Vers une caisse de grève intersyndicale ?
L’intersyndicale pourrait-elle envisager une caisse de grève partagée ? “Pour l’instant, nous n’en avons pas parlé entre nous mais ce n’est pas un mauvais sujet de discussion”, nous répond Frédéric Souillot de Force ouvrière. C’est aussi ce que nous a dit Laurent Berger : “On ne l’a pas évoqué mais cela fait partie des sujets que l’on peut aborder”. En revanche, Philippe Martinez se montre plus soucieux que chacun garde sa caisse : “On n’en est pas encore là, chacun a sa façon de faire, chacun a ses méthodes pour aider les grévistes. Ce qui est sûr, c’est qu’on a de quoi les soutenir”. Pour l’heure, la création d’une caisse de grève intersyndicale reste peu probable : l’union entre les 8 syndicats fut jusqu’à présent gage de succès. Une caisse commune risquerait d’entraîner de la division dans une intersyndicale cohérente et efficace qui mène le bal depuis le début du mouvement.
Marie-Aude Grimont
Des salariés fragilisés par les pratiques douteuses du “Bernard Tapie du médico-social”
23/02/2023
Présidé par Bernard Bensaid, le groupe Avec est dans le viseur de la justice. Plus de 5 000 salariés travaillent dans le médico-social, essentiellement l’aide à domicile. Salaires payés avec retard, absence de cotisation au CSE, indemnités kilométriques rognées, désorganisation… deux déléguées syndicales racontent une situation préoccupante.
L’année 2022 a été marquée par l’affaire Orpea. 2023 pourrait être – dans des proportions moindres – celle du groupe Avec qui compte 12 000 salariés. L’année a en effet commencé par la mise en examen de son fondateur et président, Bernard Bensaid pour “prise illégale d’intérêts” et “détournement de fonds publics” .
Un groupe qui gère des établissements et services médico-sociaux
Né au Maroc, Bernard Bensaid est économiste et universitaire. En 1999, il devient entrepreneur, créant Directgestion puis en 2005 Doctegestio. Au départ spécialisée dans l’administration de biens, l’entreprise intègre dans les années 2000 des établissements hôteliers puis sanitaires et médico-sociaux. 2012 marque une étape importante avec la reprise de l’Amapa, en Moselle, qui compte à l’époque 1 800 salariés, essentiellement dans le domicile. S’ensuivent de très nombreuses reprises d’associations en difficulté, souvent sous la bannière Amapa. Aujourd’hui Doctegestio (devenu Avec en 2021) compte, dans une vingtaine de départements, 46 Services d’aide et d’accompagnement à domicile (Saad), 19 Services de soins infirmiers à domicile (Sssiad), 14 Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), etc. représentant 5 200 salariés (source Avec).
Statut de “sauveur”
“Je crains le pire en mars pour le paiement des salaires de février”, s’inquiète Valérie Lambert, déléguée syndicale CGT, de l’Amapa Sarthe. Cette structure a été reprise en 2016 par Doctegestio.
C’est un manipulateur
“Bernard Bensaid se présentait comme le sauveur. Il promettait une semaine de vacances en plus pour les salariés. “C’est un manipulateur”, tranche la syndicaliste. Et elle poursuit : “Où en sommes-nous aujourd’hui ? Nous ne sommes plus que 150 contre 400 en 2016 lors de la reprise. Et puis l’association est en redressement judiciaire.”
Prélèvements en tout genre
Comment en est-on arrivé là ? Selon les syndicalistes interrogées (1), la structure Avec assèche les trésoreries des différentes entités en prélevant des sommes importantes. Ce motif a provoqué la mise en examen du dirigeant, mis en cause par des syndicalistes d’une mutuelle grenobloise. “Une structure du groupe DG Help prélève 5 % du chiffre d’affaires pour des fonctions support. Sans oublier 2 % versés directement à Avec”.
Puis, en 2022, une nouvelle taxe a été inventée : chaque structure doit s’acquitter d’un euro par jour et par “compte Google” au titre de nouvelles prestations numériques. Illustration d’un groupe asséché, cette prestation sera portée, le 15 mars, à 1,50 € par compte Google. Une entité comptant 100 salariés devra ainsi s’acquitter chaque mois de 4 500 euros à la maison mère. Si elle en a les moyens…
Pas de cotisation versée au CSE
Dans la Sarthe, la déléguée CGT décrit une situation de fin de règne. “Aucune cotisation sociale n’a été payée par Avec. La mutuelle ne répond plus quand on demande un devis pour les lunettes. Et bien sûr, la cotisation de l’entreprise au CSE (2) n’a pas été versée, si bien que les salariés n’ont plus d’avantages.”
Le découragement est maximal, les contentieux prud’homaux sont nombreux. “En septembre 2022, nous avons gagné en appel par rapport aux chèques-déjeuners et les frais de déplacements après deux ans de bataille. Mais nous attendons toujours le paiement”, s’impatiente Valérie Lambert.
“Embrouille” sur les frais kilométriques
Au quotidien, le travail des auxiliaires de vie, déjà difficile, est encore compliqué par des dysfonctionnements. Salariée de l’Amapa Moselle (1 400 salariés) depuis 2006 et déléguée syndicale CFDT, Chantal Goudeau est particulièrement remontée contre le système de paiement des frais kilométriques.
1000 kilomètres remboursés 400
“Avant, nous étions remboursés sur la base des kilomètres que nous faisions. Le système a changé puisque c’est maintenant un logiciel qui calcule au plus juste les distances. Par exemple, pour aller d’un bénéficiaire à un autre, il va vous proposer de passer par un chemin forestier pour réduire la distance.“ Les conséquences de ce système sont lourdes pour les aides à domicile. “Certaines font parfois 1 000 kilomètres dans le mois et sont remboursées sur la base de 400 km”, dénonce Chantal Goudeau.
Temps de déplacement rognés
De même, les temps de déplacement entre deux bénéficiaires sont mesurés au plus juste. Seuls comptent les temps d’utilisation du véhicule et pas les temps morts incompressibles (aller à pied du domicile au véhicule et inversement…). ” Parfois, explique la déléguée CFDT, cela peut représenter une heure dans la journée non prise en compte. De plus, les compteurs s’arrêtent à 30 minutes, même si on a besoin de plus de temps.”
Retard dans les paiements de salaire
En janvier, les salaires ont été versés avec beaucoup de retard pour 3 200 salariés du médico-social. “Les premiers virements ont été reçus le 10 du mois pour la moitié du salaire. Et le paiement s’est étalé jusqu’au 19 du mois. Avant, il y avait parfois deux à trois jours de retard, pas plus”, relate Chantal Goudeau.
Dérives sur les temps partiels
S’ajoutent à cela des dérives dans la modulation des heures (qui permet à un salarié d’être payé de façon constante avec une actualisation en fin d’année). “Certains temps partiels réalisent en fait plus d’heures qu’un temps plein, dépassant le plafond prévu par la convention collective. Cela évite à l’Amapa de payer des heures supplémentaires”, dénonce la syndicaliste CFDT.
Elle raconte un très mauvais climat, le turn-over très important (dans son secteur, neuf personnes sur trente sont parties récemment), la qualité d’accompagnement qui baisse et les bénéficiaires qui prennent la tangente. Très inquiet, le maire de Metz, qui a commandité une mission d’information sur l’Amapa, dénonce un “système complètement bancal “.
“Le Bernard Tapie du médico-social”
À la fédération CFDT santé sociaux, Loïc Le Noc est très inquiet de la fuite en avant de celui qu’il nomme “le Bernard Tapie du médico-social”. Il réfléchit déjà à l’après Bensaid. “Si Avec craque, qui va reprendre les autorisations des associations dans les différents départements ?” Vu la fragilité du secteur, la question se pose de savoir si des salariés et des bénéficiaires ne vont pas rester sur le carreau après ce naufrage.
(1) Contactée les 16 et 17 février par mail, la direction d’Avec n’a pas donné suite à nos demandes d’informations.
(2) Une unité économique et sociale (UES) a été constituée en 2021, regroupant dix structures médico-sociales, avec la mise en place d’un comité social et économique (CSE).
Noël BOUTTIER
Stellantis : les syndicats déçus par le partage de la valeur
23/02/2023
Le groupe Stellantis (ex PSA) a publié ses résultats financiers 2022 et ils sont plutôt bons : un chiffre d’affaires en hausse de 18 %, un bénéfice net en progrès de 26 %. Pourtant, le compte n’y est pas pour les syndicats. La CFDT (majoritaire) se plaint d’un partage des richesses “insuffisant et inéquitable”, en particulier sur l’intéressement, dont le supplément n’est que de 20 euros bruts de plus que l’an passé pour les plus bas salaires. Selon Christine Virasamy, déléguée syndicale sur le site de Rennes-La Janais, “cela ne reflète pas l’engagement des salariés, la répartition des richesses se fait en faveur des actionnaires”. La CFE-CGC fait également part de sa déception : “Les salariés méritent d’être encore plus associés aux excellents résultats du Groupe”.
Source : actuel CSE