Tensions sur les budgets ASC : les CSE alertent les pouvoirs publics
06/10/2025
Le 3 avril 2024, la Cour de cassation a proscrit toute condition d’ancienneté des salariés sur la distribution des activités sociales et culturelles. Pour certains CSE, cela signifie la comptabilisation intenable de nouveaux effectifs intérimaires, intermittents ou en contrats courts ainsi qu’un budget devenu dérisoire. Les élus de CSE tentent de s’organiser et certains syndicats attirent l’attention des pouvoirs publics.
“On risque de tuer les ASC !”, alerte Annabelle Thomas, élue FO au CSE de Studio TF1. Car l’heure est grave pour son instance qui a vu le nombre des personnels concernés par les activités sociales et culturelles passer de 473 à 8 700 depuis l’arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 3 avril 2024 (n° 22-16.812). Depuis cette date, les salariés ont droit aux activités diverses dès leur premier jour dans l’entreprise. Avec d’autres élus de CSE de Force Ouvrière, et l’appui du trésorier confédéral Patrick Privat, elle tente d’obtenir au moins la clémence des contrôleurs Urssaf, si ce n’est un report d’un an de la date de tolérance fixée pour l’instant au 31 décembre 2025.
L’échéance approchant, la situation devient urgente, d’autant qu’elle risque également de pénaliser tout le secteur du tourisme, des colonies de vacances et des prestataires de CSE. Travail temporaire, propreté, sécurité, audiovisuel, restauration, dans toutes ces branches recourant à de nombreux contrats courts, les constats sont identiques, au point d’aboutir à des situations intenables.
“Des effets de bord ingérables”
Tous les élus qui ont eu à gérer un CSE le savent : le budget est rarement suffisant, et surtout pas extensible. L’article L.2315-61 du code du travail prévoit un budget de fonctionnement de 0,20 % de la masse salariale brute dans les entreprises de 50 à moins de 2 000 salariés et 0,22 % de la masse salariale brute au-delà de ce seuil. Les ASC sont financées par une subvention négociée par accord d’entreprise (article L.2312-81).
Proscrire la condition d’ancienneté comme l’a fait la Cour de cassation, malgré une intention louable d’égalité envers les salariés en contrats courts et donc précaires, pose donc un problème immédiat : l’explosion des effectifs concernés par le financement des activités. Dès la publication de cette jurisprudence, les premiers élus que nous avions interrogés évoquaient la pénurie de financement et les effets concrets de l’arrêt de la Cour qui n’a pas anticipé les conséquences de sa position.
“On bascule même dans un système antagoniste avec une règle qui devient finalement inéquitable puisque les salariés en contrats courts auront presque plus de droits sur ces avantages que les permanents”, analyse Marie-Aude Morel, élue FO au CSE de Studio TF1. Autre écueil relevé par son instance, l’impossibilité pour les élus de déterminer combien de salariés seront présents dans l’entreprise à une date donnée. “Les RH ne peuvent nous fournir de liste actualisée. De ce fait, on ne peut pas planifier de voyages ni de colonies de vacances : comment savoir si un intérimaire présent en jour J sera encore là au moment du voyage ? Les effets de bord sont ingérables”, s’agace Annabelle Thomas, élue FO au même CSE.
Rappelons que les activités sociales et culturelles bénéficient par priorité aux salariés, à leurs familles et des stagiaires, nous dit l’article L.2312-78 du code du travail. Dès lors, comment contrer la hausse du budget qui résulte de l’arrêt de la Cour de cassation ? “Il faudrait diviser le gâteau par huit !”, se désole Marie-Aude Morel. Et en effet, les montants distribués par les CSE risque de s’effondrer et de nombreux élus s’exposent à un refus de renégocier la subvention versée par l’employeur.
Les CSE tentent des solutions sans garantie de conformité
Pour l’heure, les élus de CSE bricolent comme ils peuvent, par exemple en instaurant une ancienneté égalitaire de plusieurs mois entre tous les salariés, quel que soit leur statut, ancienneté réelle ou contrat de travail. Sans aucune garantie que cela trouve grâce aux yeux de la Cour de cassation ou de l’Urssaf, et présentant ainsi le flanc à des actions en justice de syndicats rivaux. “Notre solution nécessite du temps pour être éprouvée”, reconnaît Annabelle Thomas, élue FO au CSE de Studio TF1.
À France TV, le CSE a conditionné l’accès aux ASC des salariés non permanents à une période correspondant à la durée de leur contrat. L’audiovisuel emploie en effet de nombreux intermittents et salariés en CCDU (contrat à durée déterminée d’usage). Selon Sophie Pignal, élue CGT au CSE, “si un salarié est présent dans l’entreprise pendant 3 mois, il bénéficie des activités pendant 3 mois. Il doit présenter une facture datée pendant la période correspondant à son contrat”.
Selon cette élue, l’arrêt de la Cour de cassation frappe de plein fouet la billetterie sur les places de cinéma et les parcs d’attraction. Seule solution à son avis, créer une caisse spécifique aux intermittents et contrats courts afin de soulager les finances du CSE. En attendant, l’instance a réduit la prise en charge des remboursements de loisirs de 80 % à 40 %. “Cela nous embête, en plus on a l’impression de faire la chasse aux intermittents, c’est très désagréable, on se sent impuissant”, nous a-t-elle confié.
Dans la restauration, chez Starbucks, Mouhammed Toure (CFDT) regrette d’avoir dû revoir drastiquement les offres cinéma et sport du CSE : “On est passés de 5 places par an à deux seulement, c’est un handicap pour les salariés qui ont des enfants”. Il a également demandé à l’employeur une hausse de la subvention pour les ASC et a obtenu une augmentation de 2 %. Si pour l’instant l’impact financier demeure limité, “dans deux ans ça va devenir très serré si la direction ne fait rien”.
Pour la CFE-CGC de la restauration, la nouvelle règle d’ancienneté s’ajoute à un constat plus ancien : “Les budgets sont déjà plus maigres aujourd’hui, la taille des restaurants se réduit à de petites structures avec moins de moyens. Avec nos turn-over de personnel, tout le monde essaie de bidouiller pour s’en sortir, nous a confié le président CFE-CGC de la branche, Philippe Delahaye.
Dans le secteur du travail temporaire, un syndicaliste CFDT du Sud de la France qui souhaite garder l’anonymat nous a confié avoir recours à une gestion trimestrielle et non plus annuelle : “On ouvre les activités à tout le monde jusqu’à épuisement des stocks. De ce fait, les nouvelles têtes doivent attendre le trimestre suivant”. Il souligne par ailleurs le risque d’effet d’aubaine : rien n’empêche un travailleur temporaire de solliciter des ASC chez Adecco, puis chez Manpower, puis chez Randstad et ainsi de suite…
Quelle solution juridique ?
Avocate à Nantes, Anne-Laure Bellanger témoigne d’une forte préoccupation de ses clients CSE sur le risque d’introduire un critère discriminant dans les ASC et de subir un redressement Urssaf. En effet, en aucun cas les élus ne peuvent distribuer d’avantages en considération d’un caractère discriminatoire (article L.1132-1 du code du travail et 225-1 du code pénal). Raison pour laquelle les élus de CSE et leurs avocats marchent sur des œufs, l’arrêt de la Cour de cassation ayant créé une situation juridiquement instable et générant des tensions entre syndicats dans les entreprises.
“Pour l’instant, nos clients CSE nous demandent s’ils peuvent instaurer une condition d’effectif avant de commander les paniers de Noël. Nous répondons que si le prestataire fixe une date limite, les élus disposent alors d’un élément objectif et matériel et peuvent dire aux salariés qu’ils ont acté l’effectif à cette date pour passer leur commande”. Cette solution lui semble conforme à la fois aux exigences de l’Urssaf et au questions-réponses publiées par le ministère du Travail.
Certes, cette solution provisoire ne change rien aux enjeux de financement des ASC et à l’effondrement des budgets. Anne-Laure Bellanger pense qu’il serait judicieux de travailler sur les assiettes de cotisations en introduisant par exemple une disposition dans une loi d’orientation sur les lois de finances, tout en veillant au respect du principe de non-discrimination sur lequel les juridictions européennes se montrent pointilleuses.
L’avocate note également que des employeurs se disent soucieux des effets de telles discriminations envers les salariés en contrats courts si les CSE commettaient des erreurs dans l’attribution des ASC.
Quid enfin de l’action de groupe ? Plusieurs élus nous ont confié réfléchir à se réunir afin de tenter une action en justice sur la condition d’ancienneté. Il leur faudrait créer une association, celle-ci devant être déclarée depuis au moins cinq ans. L’action de groupe est en revanche ouverte aux syndicats et son périmètre inclut les discriminations au travail. En revanche, on voit mal une telle action être intentée contre les magistrats de la Cour de cassation, encore moins contre l’État.
FO démarche l’Urssaf pour un report de la date de tolérance
Les ASC font l’objet, côté Urssaf, d’une exemption d’assiette : les sommes versées par les CSE ne sont pas soumises aux cotisations. Jusqu’à présent, l’organisme de collecte tolérait les conditions d’ancienneté imposées par les CSE aux salariés. Que va-t-il donc advenir de cette tolérance devenue contraire à la jurisprudence ? Une situation à marcher sur la tête que l’Urssaf a pour l’instant maintenue à distance en accordant un délai aux CSE pour se mettre en conformité jusqu’au 31 décembre 2025.
En la matière, il est possible de déposer un rescrit, c’est-à-dire de demander directement à l’Urssaf si la situation du CSE est bien conforme aux exigences en vigueur. En principe, la réponse est adressée au demandeur, et vaut pour toutes les situations semblables. Problème : contrairement aux rescrits fiscaux, les rescrits Urssaf ne sont presque jamais publiés.
Du fait de ce flou, “le sujet majeur pour l’instant, c’est d’obtenir l’absence de contrôle sur les ASC et le report d’un an de cette date de mise en conformité, tout simplement parce que cette conformité est impossible pour de nombreux CSE”, nous a indiqué Patrick Privat, trésorier confédéral de FO et administrateur Urssaf depuis 1996. Selon lui, la direction de l’Urssaf se trouverait elle-même dans la peine en raison des nombreux contrats courts qu’elle signe avec ses propres salariés…
La CFTC monte un collectif intersyndical
“Je suis bien d ‘accord avec la Cour de cassation sur l’égalité entre salariés, mais son arrêt pose un problème d’équité”, tempête Caire Mignard, élue CFTC et responsables des ASC au CSE de TF1 SA. En tenant compte de la jurisprudence, son effectif éligible aux activités passe de 300 à 2 000 salariés. Et elle a fait ses comptes : délivrer les ASC de manière égalitaire exigerait un budget supplémentaire de 1,6 millions d’euros. Si sa direction comprend bien le problème, une telle hausse est bien sûr inenvisageable. De plus, sur les 2 000 collaborateurs, 1 800 travaillent moins de 12 jours par an.
“Certains peuvent travailler quelques heures en avril, puis seulement en juin et en septembre. Dès lors, ces présences doivent-elles se cumuler dans leurs droits ? A quel moment dois-je les intégrer dans les ASC ? C’est une machine infernale…” regrette l’élue. Comme les autres, elle devra tailler sans vergogne dans son budget afin d’offrir les mêmes prestations que les personnels aient travaillé un jour ou 214 dans l’année. “Les TPE vont le plus souffrir, nos partenaires comme Poneys des 4 saisons, Cocico ou Passion Aventure Junior seront très touchés. Nous devrons réduire drastiquement la subvention pour les colonies de vacances, par exemple, ce qui aura un impact direct sur ces petites entreprises”, nous explique-t-elle.
Pour alerter les pouvoirs publics, elle a créé un collectif d’élus de tous horizons syndicaux des sociétés TF1, France TV, Canal+, M6, France Médias Monde, Eurosport, Bein sport, Les Échos, Le Parisien… Elle nous raconte : “Lors de notre première réunion, j’ai senti un appel au secours, personne n’était armé pour faire face. J’ai cru au début qu’il s’agissait d’un problème juridique, mais en me rapprochant d’Imane Harraoui, secrétaire générale adjointe de la CFTC et secrétaire adjointe du CSE de TF1 SA, et Cyril Chabanier, je me suis rendue compte que le problème est politique”.
Parmi les solutions qu’elle envisage, modifier le logiciel de gestion des ASC en ajoutant le temps de travail effectif aux conditions existantes. Les non permanents pourraient également être gérés par la Caisse des activités sociales et culturelles des intermittents (la fameuse CASC). Problème : cela représente 9 millions de personnes.
Son collectif debout et ces pistes établies, Claire Mignard monte à l’assaut de certains partis politiques, des ministères de la Culture et du Travail, de la Direction générale du travail, en compagnie d’un élu FO de chez M6 et d’Imane Harraoui. Hors de question pour les ministres d’aller contre la loi. En revanche, un délai de tolérance le temps d’étudier ces solutions serait accepté via une circulaire interministérielle s’imposant aux Urssaf. Claire Mignard rédige donc un projet de courrier intersyndical (en pièce jointe). Depuis, elle a recueilli les “oui” de principe des confédérations, mais avec l’actualité sociale chargée de cette rentrée 2025, les signatures ne sont toujours pas tombées.
“J’ai l’impression que la situation est un peu bloquée. Il me faudrait très vite ces signatures, d’autant que tout le monde est d’accord ! Le temps presse, je devrai ensuite retourner voir le ministère donc il ne faut pas attendre fin décembre”, nous explique-t-elle.
En attendant, le sujet n’a fait qu’alourdir sa charge de travail en tant qu’élue. Elle craint aussi des tensions entre salariés permanents et non-permanents, alors que Noël approche, un moment privilégié d’échange et de distribution de cartes cadeaux et autres paniers auprès des salariés. Pas de doute, à l’approche du vote du budget au niveau national, dans un contexte de baisse continue du pouvoir d’achat des salariés depuis près de quatre ans, l’urgence se fait sentir…
Prestataires de voyages : “Une inquiétude plane” |
De l’avis des prestataires d’ASC que nous avons interrogés, l’interdiction de la condition d’ancienneté risque de peser lourd à terme sur les agences de voyage auprès desquelles les CSE engageaient jusqu’à présent de lourds budgets. Chez Croisiland, Nomade, TUI Voyages ou encore Vaziva, les commerciaux n’ont pas encore constaté de baisse de leurs commandes mais sont conscients de la menace que fait peser à terme la mesure d’ancienneté sur leur business, à l’horizon de deux ou trois ans. De plus, la tolérance Urssaf tombant au 1er janvier 2026, il est normal que les impacts ne soient pas encore trop importants. Plusieurs prestataires craignent également un déplacement du marché vers les billetteries, comme nous l’a confié Gael Ibramsah, directeur commercial et Marketing au Château Clos Lucé, dans la Loire, ainsi que Bruno Colin, président du bureau de l’Union des associations de tourisme (Unat Grand Est). Xavier, commercial chez Prometour, redoute aussi que “les voyages deviennent plus compliqués à organiser, donc les CSE vont davantage se diriger vers des allocations budgétaires pour les salariés, d’autant qu’il existera une variation entre l’effectif à la date de la commande et celui au jour du voyage”. Chez Helfrich Solutions, qui propose des achats groupés, des paniers de Noël, de la billetterie ou encore des cartes cadeaux, la responsable du développement Charlotte Henaut se dit que “les effets pourraient finir par arriver, nos clients ont souvent du mal à connaître l’effectif salarié, ils sont un peu perdus, certains ont intégré la contrainte, d’autres non, une inquiétude plane”… |
Marie-Aude Grimont