Contentieux prud’homal : des affaires en baisse, mais plus techniques, et qui demandent toujours plus de temps

18/07/2024

Jamais les prud’hommes n’avaient examiné aussi peu d’affaires, constate une étude du ministère de la justice de mai dernier portant sur la période de 2012 à 2022. Tout se passe comme si les prud’hommes traitaient des litiges de plus en plus techniques, aux mains d’avocats spécialisés.

La juridiction du travail a connu seulement 100 800 affaires nouvelles en 2022, soit moitié moins qu’au cours de la décennie précédente (voir le tableau ci-dessous). En cause : l’introduction en 2018 de la rupture conventionnelle (dont le nombre est passé de 117 000 en 2009 à 469 000 en 2022), l’instauration d’un encadrement des indemnités pour les licenciements sans cause réelle et sérieuse (*), mais aussi la complexification de la saisine des prud’hommes de 2016, passée d’une justice orale à une justice de plus en plus écrite, d’autant que la baisse du nombre d’affaires commence véritablement à partir de cette année. Une évolution qu’avaient dénoncé certains conseillers prud’hommes en prédisant une mise à distance de la justice du travail d’avec les travailleurs.

“Au fond comme en référé, le point de départ de la tendance baissière, forte et continue, coïncide avec l’entrée en vigueur, le 1er août 2016, du décret du 20 mai 2016, qui a accru le formalisme de la requête introductive d’instance (article R.1452-2 du code du travail). Les simplifications de l’acte de saisine introduites par la suite n’ont pas été suffisantes pour inverser cette tendance baissière”, note l’étude. Une baisse qu’a encore accentué la crise sanitaire de 2020 et 2021.

Des délais toujours plus longs

Pour autant, malgré cette diminution du nombre d’affaires, les délais de traitement n’ont pas cessé de s’allonger : 17,6 mois en 2022 pour les affaires au fond (15,2 mois en 2012), la durée des référés passant de 1,9 mois en 2012 à 2,4 mois en 2022.

La plupart des salariés contestent le motif de la rupture de leur contrat (9 cas sur 10), et ils agissent proportionnellement moins dans la section industrie que dans l’encadrement (désormais en 2e place) et les activités diverses.

La représentation par les syndicats en chute libre

Ces salariés agissent désormais en se faisant représenter (9 sur 10 dans les procédures de fond, et 6 sur 10 en référé). Cette représentation est assurée de plus en plus par des avocats (91% en 2022), ces derniers bénéficiant, en quelque sorte, de la contrainte des nouvelles procédures, mais aussi du besoin de professionnels spécialisés dans certaines parties du droit du travail.

 Dans le même temps, la part des représentants syndicaux a chuté de 25,7% en 2004 à 7% en 2022, comme on le voit dans le graphique ci-dessous.

Cette baisse, note l’étude, semble corrélée “à l’instauration du statut de défenseur syndical par la loi du 6 août 2015 qui a donné lieu  à la constitution de listes régionales”, mais l’étude s’étonne néanmoins d’un effet “peu explicable”, les défenseurs syndicaux étant jugés assez nombreux d’une part, d’autant plus qu’ils ont obtenu la possibilité d’intervenir en dehors du ressort de leur région d’inscription. Commentaire des auteurs : “Quelles qu’en soient les causes, ce repli sans précédent contribue à faire du contentieux prud’homal une affaire d’avocats spécialisés, et constitue un indice supplémentaire de la valeur et de la technicité des litiges”.

La nature des demandes

Il est frappant de relever sur la durée l’effondrement des demandes portant sur les créances salariales, qui ne représentent plus que 10% du total, loin des 40% des années 90. A noter également la hausse des demandes formées par les salariés protégés, surtout sur le fond : 128 en 2012, 243 en 2018, et 287 en 2022.

Les chiffres montrent un creusement des écarts entre la plupart des conseils qui traitent peu d’affaires et les autres. Ainsi, 82 conseils traitent moins de 200 affaires par an (126 en moyenne) quand 30 conseils traitent entre 500 et 1 000 affaires (708 en moyenne) et que 7 conseils traitent plus de 2 000 affaires (4 028 en moyenne). Ces 7 conseils sont Paris, Bobigny, Lyon, Nanterre, Marseille, Toulouse, Bordeaux.

Une évolution qui inquiète les auteurs : “Cette nouvelle répartition comporte un double risque : pour les plus petits conseils, celui de descendre en-dessous d’un seuil qui les condamnerait à brève échéance à être fusionnés avec des juridictions voisines ; pour les conseils les plus importants, celui de continuer d’être saisis d’un nombre élevé d’affaires, dont différents indicateurs montrent qu’elles sont plus âprement disputées. À cela s’ajoute un contexte d’affaiblissement des moyens des conseils de prud’hommes, en raison de la mutualisation des greffes de certains d’entre eux avec ceux des tribunaux judiciaires à partir de janvier 2020”.

Un peu plus de femmes, beaucoup moins de jeunes

Concernant l’évolution du profil des salariés qui en appellent aux prud’hommes, l’étude est intéressante. Les femmes restent minoritaires parmi les demandeurs malgré un léger progrès (40,3% des demandes en 2022 au lieu de 39% en 2023), sachant qu’elles dominent en revanche la section activités diverses du fait des métiers féminins qui y sont traités (60% des demandes). On note également une progression du nombre des demandes féminines dans la section encadrement (de 31,8% à 37,3% de 2012 à 2022).

Les jeunes sont toujours moins nombreux aux prud’hommes : les moins de 30 ans qui représentaient 18,5% des demandes n’en représentent plus que 14,5% en 2022. En revanche, la part des 50-60 ans ne cesse de progresser pour atteindre plus de 36,6% en 2022, et plus encore dans l’encadrement (+ 12 points en 10 ans, soit 45,3% des demandes en 2022).

Le sort fait aux demandes

Les demandes devant les prud’hommes se soldent par des décisions toujours majoritairement favorables aux demandeurs (63,6%), mais cette proportion a baissé de 9 points (72,4% en 2012). Commentaire des auteurs : “Cette baisse signifie qu’une fraction plus élevée de demandes fait l’objet d’un rejet de la demande principale, dont on a vu qu’elle portait principalement sur la contestation du motif de la rupture. S’agissant des résultats favorables, la source statistique ne permet pas de mesurer l’ampleur de la réussite de l’action, tant en termes de montants que de chefs de demandes”.

Dans le même temps, on observe une forte croissance des affaires se terminant par un accord des parties (60% en 2022, contre 50% en 2012). Un regain d’intérêt pour la conciliation que les auteurs expliquent par la revalorisation à partir de 2018 des indemnités forfaitaires prévues en cas d’accord de conciliation : “Les niveaux d’indemnisation prévus initialement par le décret du 2 août 2013 (Ndlr : avant le décret de 2016) étaient nettement plus faibles, notamment pour les anciennetés élevées, ce qui pouvait dissuader les demandeurs de conclure un accord à cette étape de la procédure”. Cette évolution est vue par l’étude comme “le signe d’un retour de la négociation « à l’ombre du tribunal », de préférence à des accords conclus entre les parties, comme le désistement, ou l’abandon pur et simple de l’affaire, sanctionné par la radiation pour défaut de diligence des parties”.

Les appels des jugements prud’homaux

L’obligation d’une représentation pour faire appel d’un jugement prud’homal, à partir de 2016, avec un formalisme accru, explique sans doute le renversement de la statistique concernant le taux d’appel. Jusqu’alors en hausse, la proportion des affaires soumises à un appel a commencé de baisser à partir de 2017.

Quant à l’explication parfois avancée par des professionnels du droit selon lesquels le taux d’appel reste malgré tout élevé dans les prud’hommes parce qu’il s’agit de décisions rendues par des juges non professionnels, les auteurs sont circonspects : “Si cette hypothèse était avérée, les taux d’appel devraient être plus faibles en présence d’une décision rendue en départage par une formation présidée par un magistrat professionnel. Or la comparaison entre les taux d’appel avec départage (Ndlr : 68% en 2020 par ex) et sans départage (61% en 2020) n’est pas de nature à accréditer une telle hypothèse, bien au contraire”.

Un durcissement des contentieux

A propos d’appel, la durée du traitement par les cours d’appel d’affaires prud’homales a connu une hausse de 10 mois de 2012 (durée moyenne de 15,6 mois) à 2022 (26,7 mois) !

Le nombre de pourvois a fortement baissé, avec en dix ans une chute de 30% des pourvois sur les arrêts d’appel et de 70% sur les décisions des prud’hommes rendus en dernier ressort. Cela peut s’expliquer par un intérêt moindre du fait de contentieux de faible valeur monétaire, sauf lorsqu’il s’agit d’un ensemble d’affaires visant un même employeur, l’intérêt juridique faisant alors pencher la balance en faveur d’un pourvoi. Dans l’ensemble, peut-on lire dans l’étude, les résultats de ces pourvois paraissent difficiles à interpréter sous l’angle du taux de réussite, du fait des nombreuses affaires en série.

(*) Cette réforme a entraîné une baisse des indemnités des salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse, selon des chercheurs (lire notre article), mais cet aspect n’est pas traité ici.

 Les affaires prud’homales dans la chaîne judiciaire de 2012 à 2022, par Caroline Moreau, du Pôle d’évaluation de la justice civile, et Evelyne Serverin, directeur de recherche émérite au CNRS. Direction des affaires civiles et du sceau, mai 2024. Voir ici le rapport de 99 pages

Tribunaux judiciaires : les expertises du CSE  représentent 72% des contentieux du travail  
L’étude évoque le contentieux, traité par les tribunaux judiciaires, relatif à la désignation et à la rémunération des experts du CSE. Ce contentieux a fortement augmenté, passant de 2 403 affaires en 2012 (29,1% des affaires liées au travail), à 8 675 en 2022 (72,2% des affaires), devenant ainsi le premier contentieux du travail traité par les tribunaux judiciaires.

En revanche, l’étude note que l’action de groupe en matière de discrimination, introduite par la loi n°2016-1547 du 18 novembre 2016 (art. L.1134-6 à L.1134-10 du code du travail), “n’a pas encore été mobilisée par les organisations syndicales”.

Bernard Domergue