Les risques psychosociaux des ouvriers, un impensé ?

22/01/2024

L’exposition des ouvriers aux risques psychosociaux, bien que réelle, est encore peu étudiée… et prise en compte ?

On a du mal à imaginer la souffrance, y compris psychique, d’un ouvrier qui travaille à la chaîne ou dans un abattoir, alors qu’elle peut exister”, déclare Rémy Ponge, maître de conférence en sociologie à l’Institut régional du travail de l’université d’Aix-Marseille. De fait, les ouvriers ne sont pas exemptés de l’exposition aux RPS (risques psychosociaux), bien au contraire. Les non-qualifiés et les femmes sont même plus nombreux que les cadres à cumuler des facteurs de RPS, d’après l’enquête Conditions de travail et RPS de 2016. Selon les facteurs pris en compte, les ouvriers sont plus ou moins exposés que les autres catégories socio-professionnelles.

Ils sont moins concernés que la moyenne par les réorganisations, les changements imprévisibles, ou les situations de tension (avec leurs supérieurs, mais surtout avec leurs collègues). Les ouvriers sont aussi beaucoup plus nombreux que les autres à déclarer ne jamais avoir à cacher leurs émotions (49 % d’entre eux contre 35 % tous salariés confondus).

Manque d’autonomie

En revanche, ils sont davantage exposés aux conflits de valeurs (ils sont plus nombreux à devoir faire des choses qu’ils désapprouvent) et ont plus l’impression que les autres de devoir sacrifier la qualité de leur travail et faire des choses inutiles. Sans grande surprise, ils jouissent moins d’autonomie. Ils sont moins consultés en cas de réorganisation et quand ils le sont, ont le sentiment de ne pas avoir d’influence pour autant.

Marc Benoit, élu CGT à l’INRS (qui s’exprime ici pour la CGT et non l’Institut), regrette que “l’évolution du salariat en France, et notamment l’augmentation de la qualification des salariés, soit un impensé”. Il décrit des opérateurs capables de réfléchir leur organisation, mais sans latitude décisionnelle pour autant. Matthieu Pavageau, directeur technique et scientifique de l’Anact, confirme : “On perçoit dans beaucoup de secteurs des ouvriers, qualifiés ou non, qui ont une véritable aspiration à donner leur avis sur le fonctionnement de la boutique”.

Insécurité financière

Aussi, en moyenne, les ouvriers ont davantage peur pour leur sécurité ou celle de leurs collègues que les autres. Ils sont également davantage exposés à la précarité de l’emploi (19 % sont en emploi à durée limitée ou en intérim versus 12 % pour l’ensemble des salariés). Or, l’insécurité de la situation de travail, notamment socio-économique, constitue bien un facteur de RPS.

Certains ont une situation sociale compliquée, sont au bord de la précarité. Et avec la pression actuelle sur le pouvoir d’achat, on voit bien qu’ils sont très tendus”, rapporte Samir Bairi, secrétaire national de la CFDT construction et bois. “On s’est récemment rendu compte que certains avaient deux boulots en même temps, alors qu’ils ne sont pas censés avoir le temps”, ajoute par ailleurs le syndicaliste d’Eiffage en Normandie. Les contraintes de rythme sont évidemment aussi des facteurs de risque.

Moins malades ?

Comment cette exposition se traduit-elle ensuite ? Côté maladies professionnelles liées à la souffrance psychique, le programme MCP (maladies à caractère professionnel) de Santé Publique France semble montrer que la prévalence est moins importante chez les ouvriers, hommes et femmes confondus. Cela dit, “les risques psychosociaux auxquels les cadres sont exposés sont potentiellement plus à même d’être à l’origine des pathologies relevant de la souffrance psychique les plus fréquemment signalées dans MCP”», écrivent les auteurs de la dernière enquête.

Une autre hypothèse suppose que dans un temps de visite médicale court, le médecin du travail se concentre probablement davantage sur la recherche de pathologies somatiques, comme les TMS, chez les ouvriers qui peuvent en outre avoir plus de mal à exprimer leur mal-être au travail auprès d’un médecin du travail, poursuit SpF. À l’inverse, les cadres étant peu exposés à des facteurs biomécaniques et étant d’un niveau social plus proche des médecins, auraient plus de temps et de facilité pour verbaliser leur mal-être au travail. En effet, il semblerait plus facile de s’exprimer face à quelqu’un de niveau social équivalent. La souffrance psychique au travail pourrait être ainsi, largement sous-estimée chez les ouvriers et les employés.”

Invisibilisés

Les résultats des enquêtes de la Dares (le service de statistiques du ministère du Travail) et de Santé Publique France cités nous éclairent. En revanche, peu de connaissances qualitatives semblent produites en sciences sociales sur le sujet. “Le sujet des RPS chez les ouvriers n’est pas au cœur de la recherche”, concède Rémy Ponge. Il rapporte : “L’idée selon laquelle les RPS concernent davantage les cadres que les ouvriers me semble assez largement répandue”.

Une idée également présente dans la presse. La sociologue Corinne Delmas s’est d’ailleurs intéressée en 2011 au décalage entre la grande couverture médiatique du stress et de la souffrance des cadres et les études épidémiologiques montrant que les ouvriers sont pourtant tout aussi concernés. Ces dernières années, les RPS chez les employées du “care” sont de plus en plus traités, mais ceux des ouvriers, du bâtiment ou de l’industrie par exemple, le sont encore très rarement.

Le manque de couverture du sujet par la recherche et les médias contribue, je pense, à invisibiliser le problème”, s’avance Rémy Ponge. L’INRS (Institut national de recherche et de sécurité) nous indique ne pas avoir étudié spécifiquement la question de l’exposition ou de la prévention des RPS dans cette catégorie professionnelle. Quant à l’OPPBTP, organisme de prévention des branches professionnelles du BTP sous gouvernance paritaire, “il ne prend pas la parole sur ce sujet car cela ne fait pas partie de son scope d’actions”, nous indique-t-on.

Dans le secteur du bâtiment, les organisations patronales ne semblent pas en pointe sur le sujet. La Capeb (Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment) produit chaque année un baromètre sur la santé de ses chefs d’entreprise (qui montre qu’ils sont très souvent stressés et que 38 % ont été en difficulté psychique au cours de l’année) et propose différents outils de prévention. En revanche, elle dit “ne pas avoir d’éléments à fournir sur les salariés” et savoir si les RPS sont pris en compte par ses adhérents au sein de leurs entreprises. Pourtant, ces petits patrons sont parfois employeurs, en charge d’une obligation de sécurité, donc. Sollicitée, la FFB (Fédération française du bâtiment) “ne souhaite pas répondre sur le sujet”.

Dur au mal

L’idée que les ouvriers se plaignent moins (ce qui expliquerait en partie le déficit de prise de conscience) fait débat dans le monde de la recherche. Pour sa part, Samir Bairi constate : “Ils [ses collègues ouvriers, ndlr] gardent leur mal-être jusqu’au moment de craquer”. “On parle à des bonhommes qui n’avouent pas forcément leurs faiblesses, dans un secteur où on est dur au mal”, assure-t-il.

Le syndicaliste confie alors ses difficultés à avoir suffisamment de remontées d’information sur le sujet. Pour autant, il pense que toutes les grandes entreprises de son secteur ont conscience des enjeux et ne minimisent pas l’exposition de leurs salariés aux RPS, compagnons compris. La plupart seraient d’ailleurs dotées d’accord RPS.

Le témoignage d’Emmanuel Charlot, directeur général du cabinet Stimulus, bien que biaisé par la nature même de son travail, va dans le même sens. “Toutes les grandes entreprises et ETI avec lesquelles nous travaillons ont conscience du problème et ne se soucient pas plus de leurs cadres que de leurs ouvriers”, rapporte-t-il.

À l’inverse, Marc Benoit pense lui que les employeurs prennent moins de mesures de prévention des RPS pour les ouvriers que pour les cadres et professions intermédiaires. “Très peu de pratiques de prévention sont instaurées a priori. En général, ce sont plutôt des situations d’alerte qui obligent les entreprises à bouger. Donc si une certaine population alerte plus, parce qu’elle conscientise plus le lien entre son exposition au risque et sa pathologie et maîtrise davantage les outils pour le faire reconnaître, alors, cela aura des conséquences sur la politique de prévention”, tente-t-il d’expliquer.

Accord RPS

Quid des mesures adoptées si prise de conscience il y a ? “La volonté est là, en haut tout le monde est convaincu. Mais comment on gère ensuite ? Comment on arme les gens sur le terrain ?”, se demande Samir Bairi, un peu désarmé. Membre de la commission de suivi de l’accord RPS du groupe Eiffage, il évoque un plan comprenant numéro vert, désignation et formation d’un référent RPS au sein de chaque CSE, ou encore le suivi d’indicateurs (démissions, turn over, absentéisme, accidents du travail…).

Les préventeurs savent que c’est souvent l’organisation du travail qui est à revoir pour supprimer les facteurs de RPS. Mais une organisation qui laisserait davantage d’autonomie aux ouvriers est-elle seulement possible ? “Nous sommes convaincus que l’on peut développer une meilleure organisation du travail dans tous les secteurs et pour tous les métiers. C’est d’abord une volonté de gouvernance”, assure Matthieu Pavageau. Et de rappeler la marotte de l’Anact : l’appui sur le vécu des concernés et l’analyse du travail réel. Il concède : “Ce sont des trajectoires un peu longues à mettre en place, tout en continuant à assurer la production et l’accueil de nouveaux salariés, et qui dépendent beaucoup du dialogue social dans l’entreprise”.

Pauline Chambost

Plan de vigilance : “Les entreprises ne doivent pas chercher à masquer les problèmes”

23/01/2024

La Poste a été condamnée le mois dernier pour manquements à son devoir de vigilance par le tribunal judiciaire de Paris. Céline Gagey, avocate associée du cabinet Pergame, revient dans cette interview sur les enseignements de cette décision.

Le 5 décembre, le tribunal judiciaire de Paris a condamné la Poste pour des manquements au devoir de vigilance. Cette première décision rendue au fond permet d’y voir plus clair sur ce qui est attendu des entreprises dans la construction de leur plan de vigilance. Interview de l’avocate du syndicat Sud. 

Vous représentiez le syndicat Sud PTT dans cette affaire, qu’était-il reproché à La Poste ?

Tout d’abord, il était reproché à La Poste de ne pas avoir établi une cartographie des risques assez précise. Cela concernait plus particulièrement les risques de travail illégal chez les sous-traitants et les risques de harcèlements au sein de la structure. Compte tenu de cette insuffisance, la Poste n’a pas pris des mesures adaptées pour minorer de tels risques, comme l’impose la loi sur le devoir de vigilance.

Enfin, il était reproché à la Poste ne pas avoir développé un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements en concertation avec les parties prenantes et notamment les syndicats. De même, La Poste n’avait pas établi un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance avec un compte-rendu des actions prises.

Que retient le tribunal judiciaire dans cette décision ?

Le tribunal judiciaire a retenu – et c’est fondamental pour l’application de la loi sur le devoir de vigilance – qu’il ne peut pas y avoir des plans à portée très générale. Il dénonce par exemple « le très haut niveau de généralité de la cartographie des risques ».

Ainsi, il enjoint à la Poste :

  • de revoir son plan de vigilance pour lui permettre de déterminer clairement les facteurs de risques précis et de pouvoir ensuite identifier les actions qui doivent être instaurées pour remédier à ces risques ;
  • d’établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques identifiés par la cartographie ;
  • de revoir son mécanisme d’alerte et de l’élaborer réellement avec les parties prenantes notamment les syndicats ;
  • et de revoir les procédures de suivi des mesures de vigilance en publiant un réel dispositif, le compte rendu ne permettant pas de mesurer l’efficacité des mesures prises ni de servir de bilan utile pour orienter l’action en matière de vigilance.

En revanche, le juge a précisé que ce n’était pas à lui de définir les mesures que devrait prendre la Poste. Dès lors, la demande d’injonction à prendre des mesures précises n’a pas été accueillie.

Quelle est la nouveauté de cette décision par rapport à celles qui ont déjà été rendues sur la question ?

Aucune décision du juge du fond n’a été rendue jusqu’alors sur le plan de vigilance. Avant, deux visions s’opposaient :

  • une vision « étriquée » selon laquelle la loi sur le devoir de vigilance s’apparentait à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et donc qu’il suffisait de formuler des généralités rappelant les politiques du groupe en matière de RSE dans le plan de vigilance ;
  • et une vision, que nous défendions, selon laquelle le plan de vigilance allait au-delà de la RSE et donc que l’entreprise devait faire un vrai travail d’identification des risques (notamment quels sont les risques réels et quelles mesures prendre pour atténuer ces risques).

A la lecture de la décision, quels éléments restent selon vous encore en suspens ?

Nous demandions que le plan soit modifié sous astreinte. Or cette demande n’a pas été accueillie par le juge. Il s’agit toutefois de la première décision rendue sur le fond. C’est déjà une révolution pour les entreprises qui mesurent désormais toute la portée de la loi sur le devoir de vigilance et de la nécessité d’établir un plan précis et non plus simplement cosmétique.

Cela dit le syndicat pourra toujours saisir le juge de l’exécution si la Poste n’applique pas ce que lui a enjoint le jugement.

Que doivent retenir les directions juridiques de cette décision ?

Elles doivent retenir que la loi sur le devoir de vigilance va au-delà de la RSE et de la compliance. C’est du droit dur avec l’obligation d’identifier les risques saillants que fait subir l’entreprise dans toute sa chaîne de valeur. Elles doivent identifier les risques concrètement, pas seulement avec la direction de la communication mais avec les opérationnels, sur toute la chaîne de valeur, y compris les fournisseurs et les sous-traitants.

En pratique, les entreprises ont l’habitude d’insérer des clauses dans leurs contrats de sous-traitance ou de faire signer des chartes de valeur mais ce n’est pas suffisant. En effet, dans ce cas, elles ne contrôlent pas réellement les engagements de leurs sous-traitants, lesquels procèdent généralement à des auto-contrôles. Pour que le plan de vigilance soit efficace, les entreprises doivent prendre des mesures adéquates et appropriées pour empêcher la réalisation des risques les plus graves et limiter l’impact des autres risques.

Concrètement, quels conseils donneriez-vous pour construire au mieux un plan de vigilance ?

Les entreprises devraient reprendre les cartographies des risques qui existent déjà au regard des droits humains, de la santé/sécurité des personnes et de l’environnement, demander à chaque unité opérationnelle d’identifier ces risques et d’en faire une synthèse par des juristes. Le but n’est pas d’éluder les risques.

De plus, les mesures prises doivent être efficaces. Par exemple, une auto-évaluation ou une formation e-learning ne semblent pas suffisantes. En revanche, des audits réguliers sur les sites des sous-traitants ou des fournisseurs, suivis le cas échéant de sanctions contractuelles, semblent plus appropriés.

Enfin, la loi sur le devoir de vigilance est censée être préventive. Mais si une entreprise s’aperçoit d’une défaillance, par exemple pour La Poste la manière dont les sous-traitants gèrent les sans-papiers, elle doit prendre des mesures curatives réelles pour éviter que le risque ne se reproduise. Le mécanisme d’alerte et de signalement est vraiment là pour cela. Lorsque la Poste a écho, par exemple en interne par des lanceurs d’alerte, elle doit faire entrer dans le plan de vigilance les risques. En d’autres termes, les entreprises ne doivent pas chercher à masquer des problèmes mais les intégrer pour prendre des mesures adéquates.

Comment lire cette décision au regard du droit de l’UE ?

La décision est l’application de la loi française. La France est précurseur sur le devoir de vigilance. Or adoptée en 2017, on considère que beaucoup de plans sont encore insuffisants. Dans ce jugement, le tribunal judiciaire donne sa pleine portée à la loi et c’est une avancée très importante. Cela s’inscrit dans l’évolution du droit de l’UE.

propos recueillis par Joséphine Bonnardot

Ouverture d’un appel à manifestation d’intérêt pour améliorer la QVCT du secteur social

23/01/2024

Afin d’améliorer la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) des structures du secteur social, l’Agence nationale d’amélioration des conditions de travail (Anact), soutenue par la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), lance un appel à manifestation d’intérêt (AMI) pour accompagner ce type d’établissements dans leur démarche.

Ouvert jusqu’au 20 février 2024, cet AMI poursuit des objectifs multiples : rendre les métiers du social plus attractifs, fidéliser les salariés du secteur, optimiser la gestion des plannings, prévenir l’usure au travail, cultiver la qualité de service, etc.

Il s’adresse aux structures du secteur social, en particulier aux structures de la protection de l’enfance, situées dans 6 régions : la Bretagne, la Guadeloupe, les Hauts-de-France, l’Île-de-France, la Provence-Alpes-Côte d’Azur et les Pays de la Loire.

Les projets éligibles doivent œuvrer pour l’amélioration des conditions de travail, associer les parties prenantes et engager 3 représentants de l’établissement (direction, représentant du personnel, représentant “métier”) dans l’accompagnement QVCT.

Ils seront sélectionnés en fonction de leur pertinence, leur faisabilité, leur pérennité, la qualité de leur démarche de reporting et d’évaluation ainsi que leur engagement à partager les enseignements de l’expérience.

Concrètement, les structures retenues bénéficieront, pendant 12 mois, de l’accompagnement d’un intervenant expert en QVCT lors de temps collectifs (avec d’autres établissements sélectionnés) ainsi que d’appuis individuels en présentiel et distanciel. Connaissances, outils, méthodologies, bonnes pratiques leur seront communiqués.

La sélection des établissements sera dévoilée le 20 mars 2024 et les accompagnements se dérouleront d’avril 2024 à avril 2025.

Source : actuel CSE