Un employeur ne peut pas dissuader les salariés de faire grève
10/03/2023
Les faits remontent à 2016 et au conflit sur la loi travail. Dans une lettre ouverte publiée sur l’intranet de l’entreprise, un employeur se dit “choqué” par un appel à la grève du syndicat CGT du site. Dans un jugement rendu le 16 février, le tribunal judiciaire estime que ce courrier est de nature à discréditer un syndicat et son action et qu’il constitue une atteinte à la liberté syndicale et au droit de grève.
A Pont de Claix, dans l’Isère, la société Vencorex, dont les 400 employés fabriquent des produits chimiques, connaît une grève le 2 avril 2016. C’est alors l’époque des mobilisations syndicales contre “la loi travail”, ou loi El Khomry, du gouvernement Valls de François Hollande. Douze jours plus tard, le secrétaire de la CGT du site reçoit une lettre cosignée par les cadres du comité de direction, avec l’en-tête de la société. Le courrier, qui se présente comme une lettre ouverte, est également publié sur l’intranet de l’entreprise.
Le comité de direction se dit “choqué” par l’appel à la grève de la CGT
Dans ce texte, les cadres se disent “très choqués” par l’appel à la grève de la CGT, “lancé 2 jours après le mouvement national et donc totalement déconnecté de celui-ci”. Cet appel n’a pas été levé, déplore l’entreprise, “malgré de très nombreuses explications faite par l’encadrement sur les conséquences néfastes pour notre client et notre entreprise”.
La direction déplore une grève “sans effet sur la cause qu’elle prétendait défendre”, l’entreprise subissant seule des conséquences sur “de nouvelles pertes de production et de vente”. Le courrier expose en détail la stratégie de l’entreprise “pour en faire un leader mondial” et estime que des mouvements sociaux affaiblissement cette stratégie : “Chaque tonne perdue est une tonne récupérée par nos concurrents, alors que chaque tonne produite et vendue par Vencorex assure l’avenir de la société, de ses salariés et de ses partenaires industriels”.
Une atteinte à la liberté syndicale et au droit de grève
Le syndicat CGT saisit la justice pour faire reconnaître un délit d’entrave. Dans un jugement rendu le 23 février 2023, le tribunal judiciaire de Chambéry estime que le courrier porte atteinte à la liberté syndicale et au libre choix des salariés d’exercer leur droit de grève. L’entreprise est condamnée à payer 2 500€ à la CGT en réparation de son préjudice.
Selon le juge, en effet, certains termes du courrier (“Nous avons été très choqués”, “au final cette grève n’a eu aucun effet sur la cause qu’elle prétendait défendre”) sont de nature à “discréditer directement le syndicat CGT du site chimique de Pont de Claix en soutenant que son action n’aurait pas de légitimité et serait inutile”. Le choix d’envoyer ce courrier au responsable syndical et de le diffuser à l’ensemble des salariés via l’intranet atteste pour le juge de “la volonté de la société de discréditer l’organisation syndicale auprès de l’ensemble des salariés et non simplement, comme elle le soutient, d’alerter la CGT sur les conséquences économiques d’une grève dans l’entreprise au regard de ses particularités techniques”.
“Un courrier visant à dissuader les salariés de faire grève”
Il s’agit donc bien pour le tribunal d’une atteinte à la liberté syndicale dans la mesure où “il n’appartient pas à une société ou ses représentants de donner une opinion subjective sur l’utilité d’une organisation syndicale représentative au sein de l’entreprise qui tire sa légitimité d’une liberté fondamentale”.
Selon le tribunal, ce courrier visait “à dissuader de manière générale les salariés d’exercer leur droit de grève dans le cadre de futurs mouvements sociaux”.
Un syndicat, rappelle enfin le juge, est en droit de déposer un préavis de grève “pour contester une loi qu’elle considère comme contraire aux intérêts des salariés qu’elle défend même si l’exercice de ce droit aura nécessairement un impact sur le fonctionnement de l’entreprise privée”.
A l’égard des syndicats, l’employeur doit rester neutre |
“Il est interdit à l’employeur ou à ses représentants d’employer un moyen quelconque de pression en faveur ou à l’encontre d’une organisation syndicale”, prévoit l’article L. 2141-7 du code du travail. Cette obligation de neutralité signifie pour l’employeur qu’il ne peut pas : discriminer un syndicat; tenter de réduire l’influence d’un syndicat.; favoriser un syndicat plutôt qu’un autre (par exemple, la justice a annulé les élections professionnelles d’Orpea, l’employeur ayant favorisé un syndicat maison et manqué à son devoir de neutralité). La Cour de cassation a ainsi considéré qu’un employeur adressant trois lettres ouvertes à l’ensemble des salariés faisant porter la responsabilité de l’échec de négociations sur un délégué syndical commettait un délit de discrimination syndicale, ces courriers publics caractérisant un moyen de pression à l’encontre du délégué syndical et du syndicat qui l’a désigné (voir Cass. crim., 19 nov. 2013, n° 12-82.163). Au titre de la discrimination syndicale, les juges ont également sanctionné le fait pour un employeur de laisser se diffuser dans l’entreprise une lettre de représentants syndicaux dénonçant le comportement d’un autre délégué syndical. La Cour de cassation a considéré que cette action ne constituait pas un simple droit de réponse mais visait à discréditer le délégué syndical en pleine négociation d’un accord (voir Cass. soc., 19 nov. 2014, n° 13-16.780). Ajoutons que, sur le plan individuel des droits des personnes, l’article L. 2141-5 du code du travail interdit à l’employeur “de prendre en considération l’appartenance à un syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale pour arrêter ses décisions en matière notamment de recrutement, de conduite et de répartition du travail, de formation professionnelle, d’avancement, de rémunération et d’octroi d’avantages sociaux, de mesures de discipline et de rupture du contrat de travail”. |
Bernard Domergue
Réforme des retraites : l’occasion d’une revitalisation syndicale ?
10/03/2023
Quelle qu’en soit l’issue, le mouvement d’opposition à la réforme des retraites aura donné aux syndicats de la visibilité et de la popularité. Peut-on même parler de revitalisation syndicale ? Nous avons posé la question aux principaux intéressés et à la chercheuse Camille Dupuy.
Les sondages l’ont montré : les syndicats ont remporté la bataille de l’opinion publique face au gouvernement. Dès le mois de janvier, plus de 70 % de la population se disait opposée au projet de réforme des retraites. Un sondage Elabe pour BFM a même placé Philippe Martinez en meilleure incarnation de la contestation du projet. Si le taux de syndicalisation a continué de baisser entre 2013 et 2019, les confédérations tirent leur épingle du jeu en termes d’image et enregistrent de nouvelles adhésions.
Les adhésions continuent leur chemin
Depuis le début du mouvement, les syndicats connaissent un rebond des adhésions. En février, la CFDT annonçait 10 000 nouvelles demandes. Selon Laurent Berger, que nous avons interrogé le 7 mars, ce chiffre est désormais passé à 16 000. La même trajectoire se dessine à la CGT qui enregistre selon Philippe Martinez 12 500 nouveaux adhérents. Force Ouvrière en comptabilisait 4 763 le 11 février dernier. Le chiffre s’élevait mardi 7 mars à presque 6 000 selon Frédéric Souillot. Cyril Chabanier a également noté trois fois plus de visites du site internet de la CFTC sur janvier et février. A la CFE-CGC, François Hommeril fait état d’une hausse de 15 à 30 % des adhésions selon les fédérations, et jusqu’à 50 % dans la fédération du commerce.
Une revitalisation syndicale ?
Quelle que soit l’issue du conflit sur les retraites, les syndicats auront grâce à leur union remis leurs noms dans le débat public et montré leur présence. Selon Laurent Berger (CFDT), “le conflit montre une centralité du syndicalisme dans le monde du travail, je suis persuadé que s’ouvre quelque chose de nouveau pour le syndicalisme, si on est capables de continuer de parler de la réalité du travail (c’est ce qui a fait notre force) et de travailler ensemble au-delà de nos divergences et désaccords quand on a besoin de le faire”.
Philippe Martinez (CGT) n’a quant à lui jamais cru au “syndicalisme bashing souvent orchestré par l’Élysée et Matignon”. Le mouvement des retraites a selon lui fait aussi découvrir les syndicats à des salariés qui ne les connaissaient pas : “On a des salariés d’entreprises sans syndicats qui viennent nous voir pour savoir comment faire grève. C’est ça aussi l’utilité de ce mouvement social : ça met les syndicats au premier plan, ça nous permet de discuter avec des gens qu’on ne croise jamais et ça montre l’utilité du syndicalisme”.
C’est aussi l’opinion de Frédéric Souillot (FO) qui note que “les gens ont redécouvert ce que sont les organisations syndicales. Laurent Escure (Unsa) met quant à lui l’accent sur des syndicats porteurs d’espoir : “On porte beaucoup l’espoir des travailleurs contre la maldonne de la répartition des richesses et des efforts demandés”. “C’est en effet une démonstration de force, et tout le monde en profite”, nous a indiqué François Hommeril (CFE-CGC).
Pour Cyril Chabanier (CFTC), le comportement de l’intersyndicale, restée unie depuis début janvier n’est pas anodin : “Grâce à notre organisation et notre responsabilité, beaucoup de nos concitoyens se sont rendu compte que les syndicats étaient peut-être plus raisonnables et constructifs que le gouvernement ou l’assemblée nationale”.
Vrai développement ou renforcement des bastions ?
Selon Camille Dupuy, maître de conférences en sociologie à l’Université Rouen Normandie, chercheuse à l’IRHIS et au CEET (1) spécialiste des syndicats, “à l’occasion de ces mouvements sociaux, les syndicats enregistrent souvent de nouvelles adhésions là où ils sont déjà les plus présents, par exemple dans l’industrie pour la CGT et la fonction publique chez FO”. Pas de conquête de nouvelles cibles donc mais plutôt un renforcement des bastions. Par ailleurs, la chercheuse à l’IRHIS et au CEET (1) pointe que les salariés choisissent souvent le syndicat qui est déjà implanté dans leur entreprise, par commodité pratique et pour éviter un isolement syndical.
Enfin, elle ajoute que “les syndicats jouent gros”, notamment s’ils commettent l’erreur de ne pas suffisamment écouter leur base : “On l’a vu au moment de la loi travail en 2017, FO s’était plutôt positionnée pour, et la base a vite contesté. La CFDT aussi en 1995. Donc s’ils font un mauvais choix, ils peuvent aussi le payer très cher”.
Dans son dernier ouvrage, le spécialiste des syndicats Jean Marie Pernot, appelait justement les syndicats à la recherche de stratégies communes leur permettant de se revitaliser. Il pointait notamment les ravages de la dispersion syndicale : “Les gens attendent que les syndicats se mettent d’accord entre eux pour recommencer à s’intéresser au syndicalisme. Tant que cette question n’est pas réglée, la marginalisation guette les syndicats et le Rassemblement National progresse”. Il constate aujourd’hui au contraire “la force de l’intersyndicale, alignée dans une position claire, qui n’a pas toutes les cartes en main mais qui incarne ce qui résiste à la réforme des retraites (lire sur le site de France culture).
Pour l’heure, l’unité syndicale se heurte au silence de l’exécutif. Malgré leur demande de rendez-vous au sommet (lire notre brève dans cette édition), Élisabeth Borne s’est contentée de les renvoyer vers Olivier Dussopt. Emmanuel Macron compte donc sur le pourrissement du mouvement, alors que deux nouvelles manifestations sont annoncées par les syndicats. Tant que durera le travail parlementaire, l’intersyndicale a peu de chances d’être reçue, le gouvernement pouvant arguer que la séquence est au temps parlementaire. Sauf peut-être s’il est contraint d’utiliser l’article 49.3, et que ce passage en force crée un regain d’opposition au projet de réforme.
(1) IHRIS : Institut de recherche inter-disciplinaire Homme Société
CEET : Centre d’étude de l’emploi et du travail
Marie-Aude Grimont