“Bloquons tout” : le 10 septembre, les salariés absents du travail seront-ils protégés par le droit de grève ?
04/09/2025
Un salarié qui s’absenterait du travail le 10 septembre court-il un risque vis-à-vis de son employeur ? La question mérite d’être posée dans la mesure où la date du 10 septembre a été décidée par un mouvement nébuleux et dont les revendications en matière de travail sont assez floues. Nous avons demandé leur avis à trois avocats spécialistes du droit du travail.
Lancé en juillet peu de temps après les annonces budgétaires de François Bayrou, le mouvement appelant à “tout bloquer” le 10 septembre regroupait à l’origine des comptes associatifs et identitaires, parfois “antivax”, favorables au “Frexit” (sortie de la France de l’Union européenne) ou ouvertement d’extrême droite. Depuis, ses couleurs politiques se sont diversifiées et tendent plutôt à gauche voire à l’extrême gauche.
Quelle que soit son orientation politique, un salarié peut donc choisir de rejoindre ce mouvement dont les modalités d’action sont encore contradictoires : s’il appelait au départ à un “confinement volontaire”, accompagné d’une absence de paiement bancaire afin de “bloquer le système” tout en s’abstenant de déposer ses enfants à l’école ce jour-là, les propositions d’action se sont depuis diversifiées avec des rassemblements autour de mairies et de préfectures.
L’intersyndicale a aussi fixé sa propre date de mobilisation le 18. Pour cette date, la protection des salariés grévistes ne fait pas de doutes. Mais l’échéance du 8 septembre, date à laquelle François Bayrou jouera son sort devant l’Assemblée, pourrait pousser les salariés à se mobiliser aussi le 10, “à chaud”.
Dès lors, quel risque juridique prendraient-ils à s’absenter du travail ce jour-là ? Nous avons demandé leur avis à trois avocates spécialistes du droit du travail : Camille Piat, Mouna Benyoucef et Savine Bernard. Ironie du sort, les salariés rejoignant ce mouvement spontané, persillé d’anciens Gilets jaunes et souvent hostile aux institutions, seront protégées par le droit de grève, une institution juridique elle-même protégée par la Constitution et issue de luttes syndicales du XIXe siècle….
Respecter les conditions du droit de grève
Dans les textes, le droit de grève est issu du préambule de la Constitution de 1946. Selon son alinéa 7, “Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent”.
L’article L.2511-1 du code du travail précise de plus : “L’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié. Son exercice ne peut donner lieu à aucune mesure discriminatoire telle que mentionnée à l’article L. 1132-2, notamment en matière de rémunérations et d’avantages sociaux. Tout licenciement prononcé en absence de faute lourde est nul de plein droit”.
La jurisprudence a également dégagé les conditions à respecter pour être protégé par le droit de grève (voir par exemple l’arrêt de la Cour de cassation du 18 janvier 1995, n° 91-10.476 ou plus récemment celui du 2 février 2006 n° 04-12.336). En voici les exigences :
- une cessation collective et concertée du travail ;
- l’expression de revendications professionnelles ;
- une information préalable de l’employeur.
Dans le secteur privé, le préavis n’est pas nécessaire, à l’exception du transport de passagers, comme l’indique l’article L.1324-1 du code des transports.
Les salariés protégés par les appels et préavis syndicaux
Selon Camille Piat, avocate en droit du travail au cabinet JDS, “le droit de grève est constitutionnel, toute sanction prononcée sur ce fondement par l’employeur à l’égard d’un salarié gréviste serait nulle. Cependant, le gréviste doit respecter les conditions légales. L’enjeu, c’est la connaissance par l’employeur des revendications professionnelles”.
Dans un communiqué du 27 août, la CGT a indiqué dans la déclaration issue de son Comité Confédéral National : “La dynamique de l’initiative citoyenne du 10 septembre démontre l’ampleur de la colère sociale. La CGT souhaite que cette journée soit une première étape réussie, ce qui passe en particulier par la grève sur les lieux de travail. Elle appelle donc ses syndicats à débattre avec les salariés et à construire la grève partout où c’est possible”.
Selon l’avocate Savine Bernard, “la situation était compliquée avant les mots d’ordre syndicaux, mais les appels à la grève de la CGT et de Solidaires créent un mot d’ordre national qui juridiquement protège les salariés. Il suffit qu’un syndicat d’en empare”. De même, le préavis envoyé par Frédéric Souillot (FO) à François Bayrou le 25 juillet protège les salariés le 10 septembre “car il couvre toute la période, du 1er septembre au 30 novembre”. L’avocate Mouna Benyoucef confirme : “De nombreuses fédérations emploient ce type de courrier, par exemple dans le secteur médico-social car effectivement, cela couvre les salariés qui voudraient faire grève”.
De même, l’Union syndicale Solidaires a explicitement appelé à la grève le 10 septembre. L’employeur qui tenterait de répondre au salarié que les fédérations du secteur d’activité de l’entreprise n’ont pas appelé à la grève le 10 septembre serait également en tort. Selon Savine Bernard, “cet argument est désormais révolu puisque nous disposons désormais d’un mot d’ordre syndical national”.
“Bloquons tout” émet-il des revendications professionnelles ?
La jurisprudence exige clairement l’expression de revendications professionnelles. Or, les mots d’ordre du mouvement “Bloquons tout” sont assez flous, ils n’évoquent ni les salaires ni les conditions de travail mais simplement “l’avenir des retraites” “le pouvoir d’achat” ou encore “le taux de chômage”. Le reste concerne les inégalités, l’environnement, l’avenir du système de santé.
S’agit-il de revendications professionnelles comme l’exige la jurisprudence ? Selon Mouna Benyoucef, “les juridictions ont déjà reconnu les retraites comme l’expression d’une revendication professionnelle, en considérant l’existence d’un lien entre ce thème et le travail”. De plus, selon Camille Piat, “l’appel à la grève dans le secteur privé n’est pas conditionné à un formalisme spécifique des revendications au niveau national”. Savine Bernard ajoute : “S’il n’existe pas de revendication professionnelle dans l’entreprise, l’existence d’un mot d’ordre syndical national devient primordiale”. Les salariés sont donc bien protégés par les revendications directement liées au travail et exprimées ces dernières semaines par les confédérations.
Il ne sera pas nécessaire d’être plusieurs grévistes ni d’être syndiqué
Autre question posée par les conditions de la grève : l’arrêt collectif du travail. Là encore, le salarié qui s’absenterait le 10 septembre de son travail sera protégé. Selon Camille Piat, “cela ne pose aucun problème grâce aux revendications syndicales nationales. Il faut distinguer le cas d’une grève interne à l’entreprise, où là effectivement, au moins deux salariés doivent se déclarer en grève, sauf dans l’entreprise n’employant qu’un seul salarié. En revanche, en cas de mot d’ordre national, un salarié peut être le seul de l’entreprise à faire grève”.
Mouna Benyoucef précise qu’il n’est pas nécessaire d’être syndiqué pour s’appuyer sur un mot d’ordre syndical : “La protection du droit de grève n’est pas liée à la détention de la carte syndicale. Un salarié peut donc s’appuyer sur les communications de la CGT, de Solidaires ou sur le préavis de FO sans être syndiqué auprès de ces organisations”.
Camille Piat a par ailleurs dû répondre à cette question posée par un salarié pendant l’été : suis-je obligé d’aller manifester si je me déclare gréviste auprès de mon employeur ? La réponse de l’avocate est non. La cessation du travail suffit donc, le salarié n’est pas tenu à une activité particulière.
Des intimidations mais pas de sanctions disciplinaires
Les trois avocates constatent dans leur pratique quotidienne de la défense des salariés grévistes que très peu d’employeurs prononcent désormais des sanctions disciplinaires. “J’observe plutôt des tentatives d’intimidation en amont de la grève, comme un employeur qui dit au salarié qu’il n’en a pas le droit. Les entreprises sont bien conseillées, elles vont rarement prononcer une telle sanction à l’égard d’un gréviste. En revanche, je les vois plus souvent faire venir des huissiers en raison de l’occupation de locaux, qui est aussi une forme d’intimidation. C’est lié à mon sens à des mouvements de grève moins massifs. Plus les grévistes sont nombreux, moins les directions sont en mesure d’y résister”, nous a expliqué Mouna Benyoucef.
Savine Bernard constate également une baisse des sanctions disciplinaires pour des motifs de grève, remplacés par des licenciements déguisés et appuyés sur d’autres motifs que la grève. “Dans ce cas, il faut remonter chronologiquement les événements, mais la sanction disciplinaire d’un gréviste est très dangereuse pour les employeurs, la faute lourde est très difficile à constituer. C’est ce que l’on appelle la réalité des griefs, cela fait 20 ans que je n’en ai pas vu”. C’est en revanche moins le cas selon elle dans des secteurs particuliers comme les raffineries où les salariés peuvent être réquisitionnés. “Là encore, je vois plutôt des menaces de faire appel aux huissiers ou d’appeler la police pour embarquer les salariés, et ça, c’est un mode d’intimidation très puissant, mais ce ne sera pas le cas le 10 septembre à mon avis”, précise-telle.
Camille Piat n’y croit pas non plus : “Je ne vois pas les employeurs prendre aujourd’hui le risque de sanctionner, d’autant que la jurisprudence conçoit des acceptions larges de la définition de la grève. Certaines décisions ont été défavorables au salarié car la grève portait sur un conflit international ou une idée politique. Il ne faut donc pas que les salariés craignent ces mouvements un peu désorganisés. Il y a bien une Gilet-jaunisation des rapports sociaux, la jurisprudence sur la grève va sans doute s’y adapter. En attendant, le 10 septembre pose la question de ces mouvements non encadrés par des organisations syndicales claires sur la protection des salariés”. Rappelons en effet à cet égard un arrêt de la Cour de cassation du 19 février 1981 n° 79-41.281 selon lequel “un arrêt de travail ne perd pas le caractère de grève licite du fait qu’il n’a pas été déclenché à l’appel d’un syndicat”.
En conclusion, le salarié gréviste s’expose, comme l’employeur en a le droit, à une retenue sur salaire qui figurera en fin de mois sur son bulletin de paie. Les syndicats appelant à la grève la prennent souvent en charge, à condition, cette fois-ci, d’être syndiqué.
Comment informer son employeur ? Les conseils des avocates |
Tout ceci étant posé, comment s’y prendre concrètement le 10 septembre ? Voici les conseils des avocates. – Camille Piat : “Je conseille de prévenir l’employeur dès le matin en lui indiquant ‘je serai en grève tel jour de telle heure à telle heure’ en renvoyant éventuellement vers les communiqués et préavis syndicaux”. – Mouna Benyoucef : “Dans les cas ultérieurs où des salariés ne seraient pas couverts, ils peuvent écrire à l’employeur que l’entreprise a perçu telle somme d’aides publiques, que la commission d’enquête parlementaire les a chiffrées à 211 milliards, et que leur revendication consiste à obtenir le remboursement du montant perçu par l’entreprise à l’État. On dépose ça le matin à l’interlocuteur RH habituel, celui à qui on envoie les arrêts maladie. Afin de se présenter collectivement, la rencontre entre salariés, la veille, au café du coin en dehors des heures de travail fonctionne très bien. Ils peuvent ainsi élaborer ensemble leur cahier revendicatif”. – Savine Bernard : “Le plus simple est de prévenir l’employeur qu’on sera en grève le 10 septembre conformément aux mots d’ordre syndicaux. Sur les grèves en entreprises, le degré probatoire de l’information de l’employeur est léger puisqu’il suffit qu’il en ait eu connaissance. Mais s’appuyer sur un mot d’ordre national et syndical est plus prudent”. |
Marie-Aude Grimont